Chroniques

Tombeau de Sève

Chroniques aventines

En mars dernier, nous apprenions la disparition de Lucien Sève, un philosophe important et cependant méjugé ou méconnu. Emporté par le coronavirus dans sa nonante-quatrième année, Sève a lutté sa vie durant pour une certaine idée de l’émancipation humaine. Le fait qu’il n’ait pas joui de la notoriété qu’il mérite tient sans doute à son inscription – des décennies durant – dans le Parti communiste français. Permanent de cette formation dès les années 1970, il devient, dans les années 1980, un de ses critiques «de gauche» jusqu’à concevoir et animer le courant dit de la Refondation.

On peut considérer que l’œuvre abondante de Lucien Sève est marquée par un souci d’exhaustivité analytique, par une forme de rigueur – de raideur lâcheront d’aucuns – largement balancée par une passion perceptible dans son style émaillé de superlatifs et d’épithètes à l’italienne («de majeure importance», etc.).

Tête froide, cœur chaud aimait-il à répéter après Lénine.

Ancien enseignant dans le secondaire, Sève ajoute à sa remarquable probité intellectuelle le souci didactique du militant longtemps investi dans les activités – parfois admirables, souvent ingrates – des cellules et autres sections du PCF.

«Je m’efforcerai en permanence, écrivait-il significativement dans une note infrapaginale du dernier ouvrage paru de son vivant (Penser avec Marx aujourd’hui. Tome IV «Le communisme»? Première partie, 2019), sans strictement rien sacrifier des exigences légitimes du travail théorique, à proposer ici un texte requérant certes tension suivie de l’esprit, mais ne réclamant ni formation préalable ni recours au dictionnaire ni consultation d’ouvrages spécialisés d’appoint.»

Les combats théoriques et politiques de Sève sont trop nombreux pour être tous ici rappelés; retenons qu’il a cherché à développer une authentique science de la personnalité (Marxisme et théorie de la personnalité, 1969 et Pour une science de la biographie suivi de Formes historiques d’individualité, 2015), une science marxienne directement inspirée par la sixième Thèse de Marx sur Feuerbach laquelle considère que l’essence de l’Homme n’est rien d’autre que la cristallisation de l’ensemble des rapports sociaux.

Une telle approche de la psychologie est lourde de conséquences pratiques: «Si l’Homme est formé par les circonstances, comme Marx et Engels en font l’hypothèse dans La Sainte Famille, il faut former les circonstances humainement.» On retrouve cette même veine chez le pédagogue russe Anton Makarenko: «L’enfant est malade, soignez le milieu» (mentionné par Philippe Meirieu, Pédagogie: le devoir de résister, 2008).

Pour notre auteur, si favorable à l’idée d’une psychologie génétique («au sens évolutionniste de l’adjectif»), «être Homme est beaucoup plus qu’une condition, c’est une tâche» (in Penser avec Marx); elle exige de s’approprier, de faire sien, de faire soi «l’humanité historiquement créée, ensemble d’outillages et langages, rapports sociaux et acquis culturels en croissance exponentielle» (ibid.).

Le dirigeant communiste s’est battu contre l’idée d’une forme d’innéité des capacités intellectuelles, s’est inscrit en faux contre l’opposition réforme/révolution, privilégiant l’idée jaurésienne d’«évolutionnisme révolutionnaire» (jauressisme qui figure, en fait, déjà formellement dans Marx) et a pointé la véritable «crise anthropologique» qui saisit notre Temps.

Les éditeurs de La Dispute nous apprendront bientôt où Lucien Sève en était resté de la seconde partie du tome 4 de son ultime projet auctorial. Ce manuscrit conclusif d’une vie engagée dans la «visée communiste» était l’occasion de tordre le cou aux fustigateurs peu informés ou peu scrupuleux de la philosophie marxienne. «Le communisme, précisait par exemple Sève, ne tend pas à une société où même mon verre ne sera pas à moi, mais à une autre où même mon usine ou mon service sera pour une part à moi.» Citant Le Capital (Livre I), il souligne que le communisme est «une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu», son développement «omnilatéral» et non quel qu’uniformisation que ce soit. La véritable richesse n’est pas d’avoir beaucoup, mais d’être beaucoup

Terminons sur un paradoxe de la pensée de Lucien Sève: d’un côté, pour lui, le communisme était déjà là (un «futur présent» selon l’heureuse expression de son fils, Jean), dans toute lutte locale d’émancipation, dans tout acquis intermédiaire dans le processus vers davantage de liberté, d’égalité et d’autonomie; de l’autre, il n’était pas advenu encore: le XXe siècle, pour notre auteur, n’ayant pas abouti au constat de l’«invalidité» du communisme, mais bien à celui de sa «prématurité».

Sève au tombeau, nous demeurent ses fertiles exégèses et une conviction: sous l’écorce durcie, l’idée progresse encore.

Notre chroniqueur est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org)
Nous nous permettons de renvoyer les lectrices et lecteurs à d’autres chroniques évoquant la pensée de Sève (Le Courrier des 3.11.2017, 27.11.2017 et 10.12.2019 – en lien ci-dessous).

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