Chroniques

1917 revu et corrigé (1)

Chroniques aventines

Automne 2017 oblige, revenons sur la révolution russe. Sur quels enjeux les historiens portent-ils leur attention? Pour ce qui est de l’historiographie dominante, on peut déceler deux antiennes: d’une part, la volonté de prouver que «Staline» était déjà en germination dans «Lénine»; d’autre part, que 1917 révèle le caractère fondamentalement exécrable du communisme.

Parmi les piles d’ouvrages parus ces dernières semaines, un opuscule du Français Lucien Sève (Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante suivi d’un choix de textes de Lénine, éditions sociales) vient offrir un stimulant contrepoint. Reconnaissant à Lénine une «lucidité historique» et une «intelligence politique» hors normes, Sève tient cependant le léninisme pour désormais périmé en matière de stratégie et d’organisation. «Mais, écrit-il, bien distincte est la question d’apprécier historiquement ce que fut le léninisme en ses temps et lieux.»

Deux mots au sujet de l’auteur avant d’évoquer sa dernière livraison. Membre du comité central du Parti communiste français, Sève quitte cette formation en 1994 après avoir tenté – dix ans – de porter l’idée d’une «refondation communiste» en son sein même. Intellectuel d’une grande probité, toujours soucieux de restituer la pensée d’autrui dans sa cohérence avant d’en établir la critique, il produit des textes rigoureux, d’une construction souvent remarquable. Philosophe complexe, il donne du marxisme une présentation équilibrée (Une introduction à la philosophie marxiste, 1980) évitant les distorsions hégélienne, feuerbachienne, stalinienne ou structuraliste. Défenseur d’un humanisme renouvelé (Penser avec Marx aujourd’hui. II. L’homme?, 2008), il s’appuie avec une grande finesse sur la puissante VIe Thèse sur Feuerbach de Marx pour instituer une nouvelle psychologie (Marxisme et théorie de la personnalité, 1969). Enfin, il porte haut la stratégie d’un «évolutionnisme révolutionnaire» renouant avec l’idée du communisme comme «mouvement réel (abolissant) l’état actuel» (in Marx-Engels, L’Idéologie allemande).

Abordons à présent le rôle que Lucien Sève attribue à Lénine dans la révolution et ce qu’il nous apprend de la position du dirigeant soviétique quant à l’usage de la violence. Pour Nicolas Werth (l’un des soviétologues les plus médiatisés que commente Sève) comme pour une majorité de ses confrères, l’exercice de la terreur serait «centralement inhérent au projet politique léniniste». Fondant sa répartie d’abord sur les textes, Sève observe que la lecture exhaustive des œuvres de Lénine permet d’opposer un démenti cinglant, de dresser le portrait d’un révolutionnaire «foncièrement étranger au culte de la violence». Sur un aspect particulièrement sensible aux lecteurs d’aujourd’hui, mentionnons par exemple que Vladimir Ilitch Oulianov – contre certains anarchistes et socialistes-révolutionnaires (S.-R.) – affiche une opposition résolue au terrorisme individuel. La violence qu’admet, il est vrai, parfois Lénine et les grandes violences réellement advenues ont toujours été, pour Sève, des «contre-violences». Ainsi, lorsque le recours prolétarien à la terreur intervient, c’est qu’il est apparu, pour notre auteur, comme «la seule réponse possible à la primordiale violence terroriste des classes possédantes et des forces contre-révolutionnaires» – spéculateurs et pillards compris.

Sève ne manque pas de «s’étonner» que le courant historiographique qu’il critique soit, en revanche, si indulgent ou négligent lorsqu’il s’agit de faire état des crimes et exactions de l’Ancien régime (que l’on pense au Dimanche Rouge de 1905, à la répression qui suivit, en 1906 et à celle, cruelle, des grèves des mineurs de 1912, entre autres) et de la contre-révolution (les seuls pogroms antisémites et anticommunistes au second semestre 1919 firent 150 000 victimes). En outre, si un camp semble avoir véritablement théorisé l’usage de la terreur, c’est bien, suggère Sève, celui-ci. A l’appui de son propos, il retranscrit les formules glaçantes de Kornilov: «Plus grande sera la terreur, plus grandes seront nos victoires»; le même ajoutant vouloir «sauver la Russie» quoiqu’il en coûte: «même s’il faut mettre à feu la moitié du pays et répandre le sang des trois quarts des Russes.»

L’auteur d’Octobre 1917 dénonce aussi le peu de curiosité de l’historiographie majoritaire pour élucider un point nodal : la chronologie et la responsabilité des débuts de la guerre civile – débuts qu’il situe de son côté en juillet 1917 et dont il attribue (avec d’autres observateurs) la responsabilité aux militaires tsaristes. Sève dénonce plus largement une Histoire qui s’écrit dans l’omission de certaines sources et en surinvestissant les comptes-rendus des contre-révolutionnaires.

Autre sujet de sérieuse discorde: l’accusation portée contre Lénine d’avoir créé les «camps de concentration». Sève s’oppose à semblable vue. En deux temps. C’est d’abord omettre, dit-il, ceux établis vingt ans plus tôt par les Anglais en Afrique du Sud; mais surtout c’est user d’un vocabulaire «délibérément équivoque» et, de ce fait, impropre. Oui, reconnait Sève, des camps sont construits sous Lénine au printemps 1918 mais il s’agit de camps d’internement dans lesquels on introduira – dès 1919 – le travail «pour sa portée rééducative». Ces sites sont dénués de tout «système d’exploitation économique», de toute «politique de dépersonnalisation» ou d’un «plan d’extermination» – éléments qui qualifient ordinairement la notion de «camps de concentration».

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

Chronique liée

Chroniques aventines

lundi 8 janvier 2018

Connexion