Chroniques

D’une équation hasardeuse

Chroniques aventines

Le 19 septembre dernier, dans une résolution «sur l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe», une majorité du Parlement européen composée d’élus allant de la droite dure au centre gauche et aux Verts assimilait les régimes communiste et nazi et affirmait que le Pacte germano-soviétique avait ouvert la voie au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

Les analystes rigoureux savent combien l’étude des causalités historiques est science complexe: plus qu’au pacte Molotov-Ribbentrop, le second conflit mondial peut légitimement être relié aux conditions punitives du Traité de Versailles de 1919 ainsi qu’aux désordres croissants de l’économie (hyperinflation allemande de 1923; crise économique mondiale de 1929, etc.). Certains auteurs pointent même le refus tout au long des années 1930 de l’Angleterre et de la France de nouer avec les Soviétiques une alliance contre Hitler tandis que ces deux mêmes nations seront moins réticentes à l’idée de contracter avec les dictatures allemande et italienne à Munich (nous étions alors près d’une année avant le traité de non-agression incriminé).

De son côté, l’équation «communisme = nazisme» doit beaucoup à l’irruption du concept de «totalitarisme»; celui-ci est – une première fois – théorisé par Karl Popper (La Société ouverte et ses ennemis, 1945) avant d’être rendu fameux par Les origines du totalitarisme (1951) de Hannah Arendt. La mobilisation ultérieure et suivie de cette notion par les «Nouveaux philosophes» (André Glucksmann et Bernard Henri-Lévy en tête) ne saurait, cependant, masquer sa fragilité.

Dans «Le communisme?» (Penser avec Marx aujourd’hui, Tome IV, 2019), le penseur partisan Lucien Sève reconnaît des «analogies formelles» entre URSS stalinienne, Italie mussolinienne et Allemagne hitlérienne; il cite notamment le «rôle de l’idéologie», le «recours à la terreur» (Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski ajoutent, eux, le parti-Etat, l’hégémonie de la police secrète, le monopole gouvernemental sur les structures économiques, culturelles et d’information). Cependant, la «lecture totalitariste», objecte Sève, nie la motivation essentielle de l’expérience soviétique, ses «contenus à tendance déclarativement socialiste»; les visées marxiste et nazie sont «foncièrement opposées»: émancipation humaine, d’un côté; purification ethnique, de l’autre.

La conception arendtienne de l’histoire arase l’antimarxisme nazi comme l’antinazisme communiste, rend mal compte de ces communistes qui «étrenneront les camps de concentration nazis, (…) qui seront la cheville ouvrière de fronts populaires à vocation antifasciste». Faut-il tenir pour «identitairement complices» ces deux puissances engagées dans une «gigantesque lutte à mort» (ibid.)? demande Sève.

Bien peu soupçonnable d’être stalinien, Thomas Mann se scandalisait déjà d’une telle équation: «Placer sur le même plan moral le communisme russe et le nazi-fascisme, en tant que tous les deux seraient totalitaires, est dans le meilleur des cas de la superficialité, dans le pire c’est du fascisme» (Deutsche Hörer et Essays, 1986).

Dans une note infrapaginale de l’essai mentionné plus haut, Lucien Sève observe que c’est au plus vif de la guerre froide qu’«Arendt s’avise d’une parenté profonde qui lui avait échappé à l’époque où l’Armée rouge libérait les Juifs survivants des camps de la mort nazis». Il faut bien convenir que l’irruption de l’anathème totalitaire a surtout servi à ostraciser l’URSS et, partant, à relativiser les exactions du camp dit «libéral». De fait, celui-ci n’avait-il pas connu aussi des états d’exception pendables, s’interroge l’Italien Domenico Losurdo (Staline. Histoire et critique d’une légende noire, 2011), des périodes de «personnalisation du pouvoir», de «déportation de groupes ethniques», d’«univers concentrationnaire»? n’avait-il pas provoqué l’anéantissement de villes entières (Dresde, Hiroshima, Nagasaki)?

Jugera-t-on peu déplorables les trois millions de morts de famine, en 1943-44, au Bengale dont des députés anglais eux-mêmes rendaient Winston Churchill comptable?

«En Inde, affirmait Gandhi, nous avons un gouvernement hitlérien, fût-il camouflé en termes plus légers» (Answers to questions, interview de Ralph Coniston d’avril 1941).

Il n’est pas question de préférer l’équation de l’adulé Mahatma à celle de l’amante d’Heidegger. Comme le dictionnaire Hatier de la pensée politique le note: «L’histoire embrouillée de l’idée de totalitarisme suggère qu’il n’est pas simplement un concept contesté (…), mais un terme dont les significations et les emplois principaux sont exclusivement idéologiques.» Il a pu, rappelle l’ouvrage, qualifier l’Etat nazi comme la République de Platon, l’Italie fasciste comme le Japon de l’ère Meiji ou la Genève de Calvin…

La résolution du Parlement européen fait suite aussi à des décennies de manipulations et de récupérations idéologiques. Tandis qu’un sondage mené en mai 1945 dévoilait qu’une majorité de Français (57%) considérait que l’URSS était le pays qui avait le plus contribué à la défaite allemande, en 2015, d’après l’Ifop, 72% désignaient l’Angleterre et les Etats-Unis…

Si la mémoire est bien nécessaire à l’éducation de l’Homme et du Citoyen, elle doit se fonder sur un travail déontologique. On ne saurait tolérer que des parlementaires s’improvisent historiens et préfèrent l’amalgame réducteur à la distinction signifiante, le simplisme à la complexité.

Notre chroniqueur est historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

Chronique liée

Chroniques aventines

lundi 8 janvier 2018

Connexion