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Brown-out

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Le brown-out désigne la perte de sens du travail. Selon la littérature managériale, il s’agirait d’un enjeu auquel les entreprises seraient confrontées avec les nouvelles générations de salarié·es.

De la peur de la «Grande Démission» à la pénurie de salarié·es

Après le «Grand Confinement», les Etats-Unis ont connu un phénomène appelé par les observateurs la «Grande Démission». De nombreux et nombreuses salarié·es ont quitté leur emploi. En Europe, dans plusieurs pays tels que la France, le taux de chômage est actuellement relativement bas et certains secteurs professionnels peinent à recruter.

Parmi ces secteurs, en France, on trouve l’Education nationale, l’éducation populaire et l’animation, le secteur de la santé, l’hôtellerie-restauration… Lorsqu’on lit les productions officielles sur les raisons de cette pénurie de main-d’œuvre, les pouvoirs publics font état de salarié·es qui ne seraient pas formé·es à ces emplois. Le constat est que, dans certains secteurs comme l’enseignement, les candidat·es ne se présentent même plus aux concours de formation. Dans d’autres, comme les soins infirmiers, les étudiant·es abandonnent massivement le cours de leurs études lorsqu’ils et elles se trouvent confronté·es aux stages sur le terrain.

Ce qui est certain, c’est qu’il ne s’agit pas à première vue de secteurs professionnels que l’on qualifierait, en suivant David Graeber, de «bullshit job». L’anthropologue avait distingué deux types d’emplois. Les premiers, les bullshit jobs, sont des emplois bien payés, mais manquant de sens et parfois plus nuisibles socialement qu’utiles. Les seconds, les «jobs de merde», sont très utiles socialement, mais mal payés et assortis de mauvaises conditions de travail.

Pour partie, aux Etats-Unis comme en France, la pénurie de main-d’œuvre concerne les «boulots de merde». De ce fait, il ne s’agit pas de chercher, comme le prétend la littérature managériale, à redonner du sens, mais à améliorer des conditions de travail très dégradées. Il semble que les «millennials» [personnes nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990] ne soient plus prêt·es à accepter n’importe quelles conditions de travail pour avoir un emploi.

Mais pourquoi cette dégradation des conditions de travail? Cela tient en particulier à l’application de nouvelles formes de management visant à une rationalisation économique et ayant intégré les salarié·es comme si elles et ils étaient des moyens, au même titre que des machines.

Crise écologique et crise du sens du travail

Néanmoins, la littérature managériale n’est pas encline à se poser la question des conditions de travail – qui supposent un coût économique pour être améliorées – et préfère se centrer sur les dimensions psychologiques qui semblent améliorables par le miracle de la parole.

De ce fait, une partie de cette littérature oriente ses analyses sur le sens du travail et le «management existentiel» – c’est le cas par exemple de L’empire du sens de Mickaël Mangot (Eyrolles, 2020). Selon ce type d’ouvrages, le ou la jeune salarié·e très diplômé·e – dit de la génération Z [né·e depuis la fin des années 1990] ou millennials – s’avère problématique car, angoissé·e entre autres par la crise écologique – victime d’éco-anxiété –, il ou elle serait dans une plus grande demande de sens. Exemple illustratif de ce portrait: le cas d’étudiant·es ingénieur·es d’Agroparitech qui, au moment que leur remise de diplômes le 30 avril 2002, ont remis en cause le système économique de l’agroalimentaire et son impact sanitaire et environnemental, invitant les autres étudiant·es à déserter le système.

Reposant entre autres sur le management existentiel, la réponse actuelle dudit «système» consiste à donner l’impression que l’entreprise peut être l’espace où de jeunes «woke» épris de justice sociale et environnementale pourront réaliser leurs aspirations. On peut voir comment l’entreprise se trouve présentée dans le Manuel pour changer le monde de l’Ecole d’innovation sociale Elisabeth-Bruyère (Lux, Montréal, 2020), par exemple.

L’entreprise ne serait ainsi plus le lieu de l’exploitation capitaliste des salarié·es et de la planète, mais un espace où les jeunes salarié·es pourraient poursuivre sous une autre forme leur engagement pour la justice sociale et climatique. On nous parle d’«entrepreneuriat social», d’entreprise «à mission»… L’entreprise ne chercherait plus à faire du profit, mais poursuivrait des missions sociales et environnementales…

Le problème, c’est que ces nouvelles formes d’entreprises sont gérées selon les logiques de recherche d’efficience économique qui ont déjà conduit à dégrader les conditions de travail. Ainsi, dès que la rentabilité n’est plus au rendez-vous, le discours idyllique disparaît au profit des méthodes bien rodées d’optimisation économique du personnel.

En réalité, la question sous-jacente est la suivante: à l’instar de ce que met en avant la notion de «développement durable», la croissance économique est-elle compatible avec le bien-être social et la préservation de l’environnement? Dans le meilleurs des mondes capitalistes, c’est ce que l’on nous vend. Mais rien n’est moins sûr…

Irène Pereira est sociologue et philosophe de formation, ses recherches portent sur l’éducation populaire. Cofondatrice de l’IRESMO, http://iresmo.jimdo.com/

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