Chroniques

La recherche-création

Le recours aux pratiques artistiques, dans une perspective de recherche en sciences sociales, connaît un intérêt croissant.
L'actualité au prisme de la philosophie

Genèse de la recherche-création. La notion de recherche-création s’est développée en particulier au Canada. En France, elle tend à désigner deux orientations quelque peu différentes. Il peut s’agir de processus de recherche dans le cadre d’une création en arts plastiques. Cela s’explique en particulier par le fait que les écoles d’art se sont vues alignées sur le modèle international licence, master et doctorat. Se sont alors développés des cursus de recherche doctorale en arts.

Mais la recherche-création peut désigner tout projet de recherche, que ce soit en sciences de la matière ou sociales, qui intègre des pratiques de création artistique. Dans le monde anglo-saxon, on tend à parler de «méthodes de recherche basées sur les arts» (Art-based research methods).

En sciences sociales, une pratique considérée comme relativement paradigmatique est l’auto-ethnographie. L’ethnographie est une pratique classique de l’ethnologie et maintenant de la sociologie qui consiste à prendre des notes sur des observations effectuées in situ par le chercheur ou la chercheuse. Dans le cas de l’auto-ethnographie, c’est le ou la scientifique qui devient l’objet même de ses observations.

En outre, le journal d’observations en auto-ethnographie est susceptible d’intégrer des fictions, de la poésie, des dessins, des collages… Toutes ces pratiques créatives peuvent avoir une place dans un processus heuristique de recherche scientifique.

De manière générale, les méthodes basées sur les arts sont très diverses. Tous les types d’arts peuvent être convoqués: arts de la performance – danse, théâtre… –, arts de l’écriture – poésie, récit, aphorisme… –, arts visuels – dessin, collage, peinture, photographie… –, arts du volume – architecture, installation, sculpture –, musique…

Les ambivalences de la recherche-création. Néanmoins le recours et la promotion de la recherche-création ne vont pas sans poser des questions. Certaines voix mettent en avant l’instrumentalisation par les pouvoirs publics de cette approche. En effet, on trouve des incitations directes de la part d’autorités à ce que des scientifiques et plasticiens·nes nouent des partenariats de recherche. Est particulièrement pointée du doigt l’instrumentalisation de l’art à des fins d’acceptabilité sociale de nouvelles technologies. En effet, des artistes sont requis·es pour créer des applications artistiques liées à ces domaines.

Un autre reproche fait à ce type d’approche porte sur la notion de créativité – promue à l’origine dans les milieux de la publicité et du marketing. La psychologie cognitive a repris cette notion dans le but d’établir des critères de mesure psychométrique de la créativité. Or la créativité sous cette forme est actuellement mise en avant dans les milieux économiques tels que l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques] comme une des compétences recherchées pour les cadres. Cela à la suite de travaux comme ceux de Richard Florida qui établissent un lien entre la créativité et la création de richesse économique. Il en résulte en particulier la création de cursus, comme à Sciences Po Paris, qui intègrent une formation des étudiants par la recherche-création.

Afin de préserver la démarche de la recherche-création de ces instrumentalisations à visées économiques, certains chercheurs et chercheuses tendent à opposer la notion de créativité à la notion de création. La première serait tournée vers la production d’une solution originale et «adaptée» – aux demandes du marché. La seconde se détacherait au contraire d’une dimension utilitariste et viserait simplement la découverte de nouveaux savoirs, indépendamment de leur adaptation sociale.

Dans son récent ouvrage L’artiste en habits de chercheur, (PUF, 2021), Carole Talon-Hugon se montre critique de ce mélange des genres, en scrutant ses effets tant sur l’art que sur la recherche en sciences sociales. La réflexion de l’auteure porte en particulier sur ce qu’elle appelle «l’art documentaire», qui recourt aux archives et tend à brouiller la frontière entre création artistique et science historique. Concernant l’art, cette option conduirait à accentuer une tendance déjà présente dans l’art contemporain à la conceptualisation et au délaissement de la dimension esthétique sensible. En ce qui concerne les sciences sociales, elle fustige un risque de diminution de la rigueur méthodologique, un brouillage entre la fiction et la réalité qui nuirait à l’objectif épistémique de recherche de la vérité.

De fait, la question de la recherche-création montre que l’autonomie supposée de l’art – revendiquée depuis le XIXe siècle – est fortement interrogée actuellement. Une mise en cause qui s’opère non seulement à travers la recherche-création, mais aussi relativement aux relations entre art et éthique, de par la place qu’occupe la spéculation sur le marché de l’art.

Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com

Opinions Chroniques Irène Pereira

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