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La Turquie n’a pas agi de bonne foi

Chronique des droits humains

Mardi 10 décembre dernier, jour anniversaire de la signature de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Turquie pour avoir violé le droit à la liberté et à la sûreté ainsi que le droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de sa détention d’un défenseur des droits de l’homme. Elle a aussi dit que la Turquie n’avait pas agi de bonne foi dans cette procédure et qu’elle devait prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 10 décembre 2019 dans la cause Mehmet Osman Kavala c. Turquie (2e section)..

Le requérant, homme d’affaires, héritier d’un vieux groupe industriel, est notamment mécène de plusieurs organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme en Turquie. En 2002, il avait créé une société œuvrant en faveur de la paix, de la réconciliation et de droits de l’homme en soutenant des initiatives artistiques et culturelles organisées notamment en dehors des grands centres culturels de Turquie. En 2013, il avait soutenu les mouvements protestataires du parc Gezi, un des rares espaces verts du centre d’Istanbul menacé par un projet d’urbanisation prévoyant la construction d’une caserne. Ce projet était contré par l’opposition de militants écologistes et de riverains. Le 31 mai 2013, ces manifestants se heurtèrent violemment aux forces de police venues les déloger.

Le 18 octobre 2017, revenant de Gazantiep, où il participait à un projet en partwenariat avec l’institut Goethe et des Kurdes, il fut arrêté à l’aéroport d’Istanbul et placé en garde à vue, soupçonné d’avoir tenté de renverser l’ordre constitutionnel et le gouvernement par la force et la violence. Le même jour, sur demande du procureur d’Istanbul, son bureau fut perquisitionné, neuf clés USB, trois disques durs d’ordinateurs et un téléphone portable saisis. La prolongation de sa détention fut ordonnée et ses demandes de libération provisoire toutes rejetées. Ce n’est qu’au mois de février 2019 que le parquet d’Istanbul déposa son acte d’accusation, visant le requérant et quinze autres suspects, responsables d’organisation non gouvernementales ou journalistes. Il leur reprochait principalement d’avoir tenté de renverser le gouvernement par la force et par la violence, ainsi que d’avoir commis de nombreuses atteintes à l’ordre public – atteintes à des biens publics, profanation de lieux de culte et de cimetières, possession illégale de substances dangereuses, pillage, etc. Entre-temps, le requérant avait saisi la Cour constitutionnelle turque qui rejeta toutefois sa requête par dix voix contre cinq au mois de juin 2019.

La Cour européenne des droits de l’homme rappelle que la Convention n’autorise le placement d’une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduction de celle-ci devant l’autorité judiciaire, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner que cette personne a commis une infraction. Les soupçons doivent être justifiés par des éléments objectifs vérifiables et il ne doit pas apparaître que les actes reprochés étaient liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention. Sur la base des éléments apportés par les parties et la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe qui est intervenue dans la procédure, la Cour parvient à la conclusion qu’aucun fait ni aucune information spécifique ne permettait de soupçonner que le requérant se livrait à une activité délictuelle ayant pour but de renverser le gouvernement, même s’il a reconnu avoir soutenu les activités pacifiques des manifestants. La Cour met également en exergue le fait que le requérant a été arrêté plus de quatre ans après les événements du parc de Gezi. La Cour parvient à la même conclusion s’agissant de la participation du requérant à la tentative de coup d’Etat du mois de juillet 2016, où aucun élément probant ne figure au dossier.

La Cour a également condamné la Turquie en raison du temps beaucoup trop long mis par la Cour constitutionnelle turque à statuer sur la légalité de la détention du requérant. Elle rappelle qu’il appartient à l’Etat d’organiser son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de se conformer aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention.

Enfin, la Cour considère qu’il est établi, au-delà de tout doute raisonnable, que les mesures contre le requérant poursuivaient un but inavoué, contraire à l’article 18 de la Convention, à savoir réduire le requérant au silence. Elle indique aussi que ces mesures étaient susceptibles d’avoir un effet dissuasif sur le travail des défenseurs des droits de l’homme. La restriction de la liberté du requérant a été imposée à des fins autres que celle de le traduire devant une autorité judiciaire compétente. De manière tout à fait exceptionnelle, alors qu’en général, ses arrêts n’ont qu’un effet déclaratoire, elle a ordonné, compte tenu de la gravité des violations de la convention, que le gouvernement turc mette un terme à la détention du requérant et fasse procéder à sa libération immédiate.

Notes[+]

Avocat au Barreau de Genève, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

Opinions Chroniques Pierre-Yves Bosshard

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