La dépense ou l’air de rien
Voici quelques semaines, alerté par la rumeur – celle d’une reprise de Rester vivant de Michel Houellebecq par l’artiste français Yves-Noël Genod –, je me rends au nord-est de Paris, dans le quartier des Quatre-Chemins à Pantin. Le lieu qui accueille ladite lecture est, en fait, un café associatif et participatif tenu par la danseuse Kataline Patkaï. Joliment nommé Pas si loin, l’endroit propose un menu bon marché, des expositions, des projections, des séances de yoga et même des distributions potagères!
Devant l’huis – tandis que le soleil s’attarde sur l’Île-de-France et que les heures s’étirent –, bleu de travail sur les hanches, casquette argentée sur un chef décoloré, le comédien devise avec quelques habitués en attendant le chaland. Le temps pour moi de commander une assiette aux saveurs vives à deux jeunes garçons très appliqués et de m’asseoir sur une banquette de moleskine rouge. Les convives deviennent plus nombreux et, sans crier gare, chacun prend place autour d’une longue table de bois – Yves-Noël Genod s’asseyant, lui, à l’une de ses extrémités.
Sans plus de cérémonie, il saisit un livre de poche écorné – le texte du jour – passe les premières pages, les tournant tranquillement, méthodiquement, délicatement puis s’attarde sur l’épigraphe, la partage. Le ton est donné. La langue de Houellebecq nous sera transmise dans un phrasé nonchalant. Ouvrant par là-même sur une intéressante tension: de fait, Rester vivant forme une sorte d’art poétique, une lettre à un jeune poète de notre temps. Plusieurs formules claquent comme des arrêts ou des leçons souvent impératives. Ainsi: «Développez en vous un profond ressentiment à l’égard de la vie. Ce ressentiment est nécessaire à toute création artistique véritable» ou «Accumuler des frustrations en grand nombre. Apprendre à devenir poète, c’est désapprendre à vivre.» La tension évoquée vient du contraste de ces sentences et d’une interprétation indolente. Sous la normativité se déploie alors la bienveillance de l’auteur à l’endroit des futurs inspirés, l’empathie et l’observation profonde des choses humaines d’où sourdent ses recommandations. La probité de Houellebecq – dans cette préface à ses poèmes – exhale de ces préventions désenchantées.
La réception de l’œuvre ne peut manquer d’être conditionnée par la situation: le gosier humecté par un vin sans prétention, le parfum des cuisines au nez, tout aiguise les sens et transforme ce moment apparemment dévolu à la plus stricte spiritualité (la lecture d’un ouvrage à table) en un moment esthésique aussi bien. Le flegme de Genod ajoute par ailleurs de la densité à l’atmosphère; sa manipulation de l’objet-livre en souligne la matérialité. Son pli est annoté, froissé – mémoire de relectures nombreuses, attentives et critiques. Familier du texte, le comédien quitte, parfois, la page des yeux et termine sa phrase en vous l’adressant sans pesanteur mais avec netteté. Liberté suprême – qui appuie la singularité du moment –, le diseur s’autorise même l’interruption du «récit» pour se lancer dans une anecdote brève ou susciter une attention maximale. Ce faisant, il rapproche le texte-source de chacun des convives, lève toute inhibition, aiguillonne les intelligences.
Houellebecq enchaîne les constats âpres («N’ayez pas peur du bonheur; il n’existe pas»), les conseils ascétiques («Chaque fragment de l’univers doit vous être une blessure personnelle» ou «Le séjour prolongé en hôpital psychiatrique est à proscrire: trop destructeur. On ne l’utilisera qu’en dernier ressort, comme alternative à la clochardisation») mais aussi l’humour amère: «Si vous ne fréquentez pas de femme (par timidité, laideur ou quelque autre raison), lisez des magazines féminins. Vous ressentirez des souffrances presque équivalentes.»
On s’interrogera peut-être sur la raison incitant Genod à porter ce texte par-delà le périphérique parisien. Sur le motif d’un théâtre si peu dépensier en effets, un théâtre-l’air-de-rien. Peut-être la poésie authentique y renoue-t-elle avec ses ambitions d’immédiateté; peut-être renoue-t-elle, là, avec les choses en soi. Avec la présence. La primauté de l’être sur la représentation contribue à instaurer une modeste communauté, nous rappelant – comme le fait l’auteur lui-même – que «les mots sont sous la responsabilité de l’ensemble de la société.»
Dans ce quasi-rien «théâtral», le poème sourd de la quotidienneté, l’extraordinaire de l’ordinaire, la forme de l’informel, le beau du banal. L’essence des choses ne parait alors plus si loin.
L’auteur est historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).