Fatoumata, une autre rescapée
Aujourd’hui, je visite un foyer d’accueil pour mineurs isolés étrangers. Soit un des endroits où les jeunes habitent après être passés par chez nous. J’étais curieuse de revoir tous ces visages. De voir où ils en étaient, quelques mois après leur arrivée en Europe. J’étais dans la bonne rue, je cherchais l’adresse exacte. Une jeune fille avec une coupe afro est accourue dans ma direction à coup de sourires et de grands «Hé!». Jamais vu cette fille. Je me suis retournée pour chercher à voir qui elle saluait derrière moi. Personne. Elle est arrivée à ma hauteur, essoufflée: «Bah, Madame, vous me reconnaissez pas?»
Et pour cause. La dernière fois que j’avais vu Fatoumata, elle était mangée par la tristesse. Elle ne s’alimentait presque pas, avait mal au creux d’elle-même. Des hommes avaient enfoncé leur sexe dans son corps. Fatoumata avait un vide dans les yeux, une sorte de non-expression permanente. Et là, j’avais en face de moi une ado pimpante qui rayonnait dans un haut flashy à vous exploser la rétine. Ses cheveux dansaient gaiement à dix centimètres au-dessus de sa tête. Et ce sourire! Elle m’a prise par le bras et m’a entraînée au foyer en sautillant. Je sais que cette façade éclatante cache bien des douleurs. Je sais qu’elles sont encore là. Elles creusent des galeries dans le ventre de Fatoumata, griffent la pointe de ses seins et escaladent sous le t-shirt flashy pour montrer le bout de leur répugnant museau. On ne se remet pas en quelques mois d’un enfer. Mais quand même. Qu’est-ce que t’es belle, Fatoumata!
Les jeunes filles sont peu nombreuses parmi les MIE. Elles représentent environ 10% des jeunes que nous avons reçus. Originaires pour la plupart du Congo, du Nigeria et de Guinée-Conakry, elles font en général le trajet jusqu’en Europe en avion, accompagnées de passeurs qui savent déjouer la vigilance des douaniers. Mais le voyage en avion est réservé aux familles les plus riches, celles qui ont pu payer un passeur et un voyage confortable, sans risque, pour leur enfant.
Pour les moins fortunés, il y a l’autre solution, plus économique mais terriblement plus dangereuse, le voyage par la terre et la mer. De deux mois à plusieurs années, selon le pays d’origine, le budget disponible et les aléas du parcours. Une longue odyssée s’étirant dans le sable ardent du Sahara et la houle virulente de la Méditerranée, qui laisse dans les esprits son lot de douleurs et de fantômes. Moussa, jeune Burkinabé vu le mois dernier, en trimballe tout un sac.
* Rozenn Le Berre, éducatrice, a travaillé dix-huit mois pour une administration française chargée de l’audition de jeunes migrants (les prénoms ont été modifiés). Sur la base d’entretiens, elle établissait les dossiers permettant à l’autorité compétente de se prononcer sur l’octroi – ou non – du statut de «mineur isolé étranger» (MIE). Elle prépare actuellement un livre à paraître aux éditions La Découverte. Retrouvez sa chronique chaque mercredi jusqu’au 24 août, rozennlb@gmail.com