Penser aux extrêmes
Un référendum contre le financement suisse de Frontex en 2022. Des occupations étudiantes en soutien à Gaza en 2024. Quelle transversalité entre ces deux cas emblématiques pour l’Europe? Entre les droits des migrant·es et la liberté académique s’engageant pour les droits des Palestiniens? Entre un dispositif sécuritaire militarisé entraînant la disparition de milliers de migrant·es aux frontières et de milliers de Palestinien·nes dans la guerre de Gaza? La démarche ne vise ni une comparaison rapide, ni une analyse de cas qui deviendrait un «modèle» généralisable, ni une phénoménologie de la violence détaillée. Elle formule une question irrévocable face au constat de l’extrême violence que désignent les personnes disparues: Comment dès lors penser aux extrêmes1>Balibar E., Violence et Civilité, Galilée, 2010; site desexil.com (dossier 10).? Comment nommer le saut vertigineux dans une culture d’anéantissement observable dans ces deux exemples: Frontex et Gaza?
Trois indices. Au-delà du massacre des innocents partout, trois indices permettent de franchir le seuil d’un labyrinthe tortueux. Premier indice: il s’agit de deux guerres sur des terrains différents. Frontex compte les disparu·es d’une guerre aux migrant·es; Gaza, les disparu·es d’une guerre contre un peuple. Deuxième indice: dans les deux cas, les droits sont foulés par l’usage d’une violence sans limites et les acquis de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les droits fondamentaux et les institutions internationales (ONU, HCR, UNRWA, Cour internationale de Justice) sont liquidés. Troisième indice: Dans les deux cas, il existe des présomptions de crime contre l’humanité2>Frontex, le spectre…, pp. 57-63 (Calame)..
En arrière-fond, deux faits. Frontex n’invente rien à part externaliser les migrant·es et bloquer illusoirement les frontières. Rappelons-nous le projet Madagascar des nazis: Eichmann cherchait un lieu où expulser les juifs. Les ruines de Gaza, vidée de sa population affamée, camouflent un projet des colons dans les tiroirs de la reconstruction: bâtir un complexe touristique de luxe sur modèle de Dubaï. Où vont-ils mettre les Palestinien·nes?
Politiques du «faire disparaître». Question subsidiaire: les politiques du «faire disparaître» sont-elles une pratique oubliée de dictateurs latino-américains, dénoncée par des exilé·es à l’autre bout du monde? Ces politiques ont un lourd passé. D’après les travaux de la Commission de l’ONU sur les disparitions forcées et involontaires, elles sont à l’œuvre dans de nombreux pays3>Frontex, le spectre…, pp. 141-179., objets d’enquêtes en cours. Cette extrême violence banalisée tient-elle d’accidents, d’abus, de dérapages? L’énigme est ailleurs, dans le noyau de la (dé)mondialisation4>Ou perte du sens du monde (l’acosmie, selon Arendt)..
La violence n’est pas un concept abstrait. Comment nommer une violence qui nie l’ampleur d’une tragédie expansionniste de tanks, avions, drones, tasers sans limites? Elle est extrême. Comment comprendre ce mot? J’ai appris où chercher en écoutant les Mères de la Plaza de Mayo, en Argentine. Elles ont présenté des plaintes d’habeas corpus devant les tribunaux de la dictature en revendiquant les corps des 30 000 disparu·es. «Montrez le corps!» signifie quelque chose5>Barkat S.M., Le corps d’exception, Amsterdam, 2024. à questionner aujourd’hui, en rapport à Frontex et Gaza. Les disparu·es sont des spectres que les Mères d’Argentine sauvent du néant. Que nous montrent-ils que nous résistons à voir? Ma thèse est qu’ils et elles sont la figure extrême de la violence politique qui désigne le nihilisme politique du capitalisme actuel. L’actualité de la lutte des Mères s’en trouve aujourd’hui renforcée.
Poussons plus loin, en simplifiant, les trois indices pour Frontex et Gaza. 1) Le noyau commun de violence destructrice des guerres actuelles, entre continuité et discontinuité historique, interroge. 2) L’interrogation de Derrida sur l’ambiguïté de la violence du droit (Force de loi, 1994) s’inscrit dans l’actualité6>Frontex, le spectre…, pp. 75-77 (Gewalt).. On assiste à un démantèlement systématique du langage, du droit, des droits sociaux, fondamentaux, des institutions internationales (ONU, HCR)7>Voir les travaux critiques existants (Lockak, Chemillier-Gendreau), desexil.com. Ainsi qu’au glissement des droits humains vers le droit international humanitaire, droit de la guerre, déni de l’évidence de l’asile8>Caloz-Tschopp M.C., L’évidence de l’asile, L’Harmattan, 2017. et au mensonge politique érigé en propagande. 3) Peut-on se contenter de dire qu’un crime contre l’humanité est illégal et inhumain? Qu’est-ce qu’un crime contre l’humanité quand on le met en rapport avec l’extrême violence et les politiques du «faire disparaître»?
L’extrême violence ébranle l’insurrection imaginaire, les droits, l’espoir. La nouveauté des crimes «contre l’humanité» est à l’examen philosophique et politique. L’Europe et la planète ont besoin d’inventions – cadre, droit, liste des crimes catégorisés, propositions concrètes – qui refusent l’opposition cartésienne corps-esprit, humains-nature, pour affronter le nihilisme politique les yeux dans les yeux, sans basculer dans le vide des abysses. Décrire en quoi les luttes peuvent être antinihilistes dessine la sortie du capitalisme.
Les disparu·es nous montrent que Frontex et Gaza partagent l’illusion de la guerre sans limites. Une industrie des armes, du nucléaire et du luxe ne fera pas sortir l’Europe de l’ornière du capitalisme illibéral de Trump. La politique économique protectionniste réduite au donnant-donnant transactionnel, à l’apartheid, au pillage nihiliste est un leurre. La guerre n’est pas une option pour l’Europe, mise au défi de construire enfin une politique de sécurité pour tous.
Concernant Frontex dominée par l’OTAN, on ne peut plus accepter la guerre aux migrant·es, se résumant à piller les ressources, les cerveaux, à surexploiter des esclaves et à créer des «disparu·es». Cessons avec les ambiguïtés du Pacte migratoire européen. Condamnons Frontex et Gaza pour crime contre l’humanité. Inventons aux frontières un droit réel, appliqué. Pour l’Europe, des propositions existent9>L’habeas corpus revisité, la liberté politique de se mouvoir pour fuir l’extrême violence, l’hospitalité politique insurrectionnelle sont trois propositions transversales en débat.. Pour Gaza, qu’impliquerait une sécurité du peuple palestinien et du peuple juif qui ne se réduise pas à l’extermination de l’un par l’autre, au risque d’enflammer le monde? D’autres peuples apatrides nous regardent.
Notes
Site desexil.com (décembre 2024).
Caloz-Tschopp M.C., Frontex, le spectre des disparu.e.s. Nihilisme politique aux frontières, L’Harmattan, 2023.