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L’engrenage de la taxe

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Le Courrier s’en est fait l’écho dans son édition du 4 novembre: les étudiant·es des Hautes Ecoles de Suisse occidentale ont récemment vu leur taxe d’inscription être significativement augmentée. De près de 40% pour les nationaux, de 210% pour les étudiant·es venant d’autres pays. Ces nouveaux montants demeurent modestes aux yeux de certains édiles: que sont ces quelque 400 francs d’augmentation annuelle pour les uns, de 1100 francs pour les autres?

On rétorquera que cette somme est évidemment bien loin de représenter le coût total des études; en effet, il y faut ajouter le prix du logement, de la nourriture, des transports et de certains frais directement liés au cursus suivi. Par ailleurs, cette hausse s’ajoute à une inflation générale particulièrement sensible pour le panier d’achats des faibles revenus. Mais les défenseurs de la hausse des droits d’inscription avancent d’autres arguments encore: d’abord que le train de vie de l’Etat ne peut plus soutenir un tel niveau de dépense publique, ensuite que les étudiant·es constituent une caste privilégiée et qu’il y a même quelque justice sociale à les voir assumer une partie des frais de leur instruction…

Averti des exemples étrangers, pointons les conséquences de la pente libérale dans laquelle nos autorités semblent vouloir s’engager. Hégémonique depuis un demi-siècle, le néolibéralisme suit deux desseins complémentaires: 1) réduire la dépense publique; 2) ouvrir de nouveaux marchés au profit capitaliste. En réduisant le périmètre du secteur public, le premier dessein ouvre mécaniquement la voie au second.

Dans maints pays, l’augmentation des frais d’inscription s’est avérée la première étape de la privatisation du financement des études académiques. Le principe même des droits d’inscription – quel que soit leur niveau – suffit à induire un nouvel état d’esprit. Le poids de l’éducation pesant désormais (tout ou partie, selon les latitudes) sur les étudiant·es et/ou leur famille, insensiblement l’enseignement devient marchandise. Chacun·e est incité·e à se penser en entrepreneur·e de soi, exploitant ses ressources de manière autocentrée. La théorie du «capital humain» est venue à point pour sous-tendre cette mutation.

Maints effets pervers sont à attendre. Citons ceux qu’avait distingués le regretté François Delapierre, auteur – il y a une dizaine d’années déjà – de La bombe de la dette étudiante. Le capitalisme contre l’université.

Ces dernières décennies, les portes de l’enseignement supérieur se sont ouvertes à des personnes issues de milieux moins aisés. Le système des bourses d’études étant insuffisant (volontairement parfois, pour éviter qu’il ne concurrence les banques…), le salariat estudiantin s’est développé – menaçant la quantité et la qualité de l’attention réservée aux études. Pour appuyer la solvabilité de celleux qui ne sont pas éligibles à l’obtention d’une bourse (pour des motifs divers: origine, reconversion, âge, revenus des parents, nature de la formation, etc.) et désireux de se concentrer sur leurs études, la solution la plus ordinaire – quels que soient les pays – consiste à tabler sur l’endettement des intéressé·es. Le choix de sa banque devient alors aussi déterminant que celui de sa filière universitaire…

La réduction de la dépense publique tend ainsi à se convertir en dette privée. Or, celle-ci n’est pas neutre socialement; elle induit une docilité accrue dans l’esprit de celleux sur qui pèse une créance (créance pouvant se monter à plusieurs dizaines de milliers de francs comme nous l’apprenait l’article de Sophie Gremaud paru dans Le Courrier du 2 octobre). La pression du remboursement conduit même parfois les débiteur·ices à précipiter leur orientation professionnelle et à en évier.

Conséquence moins connue, la privatisation du financement de l’enseignement supérieur par la hausse des droits d’inscription a pu nuire au développement des pays l’ayant adoptée. Nous ne parlons pas ici des jeunes renonçant à un destin académique, mais de ces entreprises du tertiaire tentées de privilégier les filières les plus immédiatement raccordées à l’emploi et aux meilleures rémunérations – délaissant, ce faisant, les formations dans les sciences sociales et fondamentales, domaines pourtant les plus stratégiques pour l’avenir de nos sociétés.

La compétition entre entreprises éducatives génère par ailleurs un renchérissement de leur communication, la quête d’intervenants prestigieux (onéreux mais pas toujours maîtres dans l’art de la transmission) et d’autres surenchères encore. Dans l’éducation comme dans la santé, note François Delapierre, le privé semble condamné à fonctionner moins bien et à coûter plus cher que le secteur public.

Autre élément, la rétraction de l’Etat engendre une perte relative de son contrôle sur l’offre de formation – d’où une cohérence moindre de l’éventail des filières assurées et une fragilisation de la reconnaissance des diplômes. «C’est tout l’inverse, remarque Delapierre, de la professionnalisation durable permise par des qualifications suffisamment larges et riches en savoirs fondamentaux pour pouvoir occuper successivement différentes positions productives, à mesure de l’évolution technique.»

Le titre de l’essai qui nous inspire – La bombe de la dette étudiante – tient à la conviction de son auteur que les prêts étudiants préparent un énième et majeur effet pervers: le prochain krach du capitalisme étasunien. La précarisation du marché du travail provoque en effet un important taux de défaut des remboursements. Ce taux n’est pas sans rappeler celui qui – sur un autre marché – avait conduit à la crise des subprimes; or, contrairement au cas des subprimes, dans le cas de la dette étudiante, en cas de défaut, les banques créancières n’ont pas même de logement à se mettre sous la dent. Nul doute, en ce cas, que l’Etat ne soit appelé in fine à la rescousse.

Par une ironie à laquelle les pontes du néolibéralisme nous ont habitués, l’Etat se verrait alors tenu d’assumer en catastrophe une dépense là même où il prétendait vouloir réaliser une économie…

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle (mathieu.menghini@sunrise.ch).

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lundi 8 janvier 2018

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