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Le commerce à l’assaut du droit social

MONDIALISATION • L’Organisation internationale du travail se rapproche des institutions financières et de l’OMC depuis les années 1990. Une évolution équivoque, au nom de l’«efficacité».

Ne plus avoir besoin de «motif valable» pour licencier, c’est le rêve de M. Pierre Gattaz, président du Mouvement des entreprises de France (Medef). Pour assouvir cette demande, la France devrait dénoncer la convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail (OIT), qu’elle a ratifiée en 1989. Lutter contre de tels reculs s’avère de plus en plus délicat pour l’agence des Nations unies.

Toutes les quinze secondes, un travailleur meurt d’un accident ou d’une maladie liés à son travail1 value="1">Sur le site www.ilo.org, rubrique «Safety and health at work».. L’effondrement (plus de 1100 morts) de l’atelier textile du Rana Plaza à Dacca (Bangladesh), le 24 avril 2013, symbolise les conditions d’emploi proches de l’esclavage de nombreux ouvriers dans le monde. Mais on peut également citer, dans les pays du Nord, les suicides à répétition de salariés de groupes privatisés broyés par une politique managériale musclée (Orange, Renault, La Poste…).

C’est précisément pour lutter contre de telles situations que l’OIT cherche à gagner en influence. Première agence de l’Organisation des Nations unies (ONU), créée en 1919, elle repose sur une base tripartite, rassemblant sur un pied d’égalité les représentants de ses 185 Etats membres, ceux des employeurs et ceux des travailleurs qui y vivent. Son activité, principalement normative, consiste à adopter des conventions (obligatoires pour les Etats qui les ratifient) et des recommandations ou déclarations sur les droits des travailleurs (sans valeur contraignante).

Cependant, avec l’essor de la mondialisation économique, l’OIT s’est vue marginalisée par l’influence croissante des institutions financières internationales (IFI) – la Banque mondiale et le Fonds monétaire international – et par la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. En outre, la diminution du taux de syndicalisation tant dans les pays développés, où s’est généralisée la précarité de l’emploi, que dans les pays en développement, où prolifère l’économie informelle, fragilise l’OIT et son tripartisme fondateur. C’est pourquoi, à partir des années 1990, l’organisation s’est engagée dans une stratégie de réaffirmation internationale. En 1994, elle obtient ainsi le statut d’observateur auprès des deux IFI dans le but d’y promouvoir l’intérêt pour les questions sociales2 value="2">Cf. Steve Hughes et Nigel Haworth, «Decent work and poverty reduction strategies», Relations industrielles/Industrial Relations, université Laval (Québec), vol. 66, n° 1, hiver 2011..

Mais c’est surtout l’adoption, en 1999, du concept de «travail décent» qui marque sa volonté de peser dans le débat mondial3 value="3">Cf. Marieke Louis, «Les organisations internationales et la régulation sociale de la mondialisation: le cas de l’agenda de l’OIT pour le travail décent», dans Chloé Maurel (sous la dir. de), Essais d’histoire globale, L’Harmattan, Paris, 2013.. En 2005, l’OIT lance ainsi les programmes par pays pour la promotion du travail décent (PPTD). Adoptés par plusieurs dizaines d’Etats, ils sont élaborés en accord avec les partenaires sociaux. La même année, l’organisation obtient que le travail décent figure enfin dans les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). La Conférence internationale du travail (assemblée décisionnelle de l’OIT) adopte à l’unanimité en juin 2009 un pacte mondial pour l’emploi, sans valeur contraignante.

Pour l’OIT, le travail rémunéré constitue le principal moyen de sortir de la pauvreté. Le choix du terme «travail», plutôt que celui d’«emploi», permet de prendre en compte le secteur informel. Quant à l’adjectif «décent», il relèverait plutôt du christianisme social, qui a inspiré certains fondateurs de l’organisation4 value="4">Cf. Dominique Peccoud (sous la dir. de), Philosophical and Spiritual Perspectives on Decent Work, OIT, Genève, 2004.. L’agence insiste sur la protection sociale et met en place des équipes d’appui technique pour conseiller les gouvernements, notamment en Afrique.

Durant des années, le débat sur l’insertion d’une «clause sociale» dans les traités commerciaux avait agité l’organisation. Pour les partisans de cette innovation, il s’agissait de créer un lien entre l’OIT et l’OMC, cette dernière pouvant user de sa capacité de sanction vis-à-vis des Etats, capacité dont l’OIT est dépourvue. Mais les pays en développement y ont vu une manœuvre protectionniste déguisée de la part des pays développés. La déclaration de Singapour de 1996, adoptée par l’OMC, a clos ce débat en affirmant la stricte séparation des questions de commerce et de travail.

En conséquence, l’OIT a recentré son action sur la promotion de huit conventions jugées «fondamentales»: sur le travail forcé (convention adoptée en 1930), la liberté syndicale (1948), la négociation collective (1949), l’égalité de rémunération (1951), l’abolition du travail forcé (1957), la discrimination en matière d’emploi et de profession (1958), l’âge minimum d’admission à l’emploi (1973), les «pires formes de travail des enfants» (1999).

Observatrice au G20 en 2009, l’OIT paraît sortir de sa marginalisation. Mais son rapprochement des institutions financières et de l’OMC s’effectue-t-il au bénéfice des idées progressistes qu’elle porte ou des idées néolibérales promues par les IFI? Pour le sociologue altermondialiste Thierry Brugvin, l’OIT braderait, au nom de l’efficacité, le droit international du travail en revoyant ses ambitions à la baisse5 value="5">Cf. Thierry Brugvin, «‘Bonne gouvernance’: l’institutionnalisation mondiale de la précarité au travail», Interrogations, revue pluridisciplinaire de sciences humaines et sociales, n° 4, université de Franche-Comté, Besançon, juin 2007.. Pour d’autres, sa stratégie d’influence porterait ses fruits: les objectifs de travail décent et de lutte contre la pauvreté ont été inclus dans les documents stratégiques de réduction de la pauvreté (DSRP) des IFI qui ont succédé aux plans d’ajustement structurel en 1999. Ainsi, en 2009, la Banque mondiale a modifié son indicateur sur l’emploi des travailleurs, qui attribuait de bonnes notes aux pays dérégulant leur marché du travail; elle prend en compte la mise en place d’une protection des travailleurs conforme aux conventions de l’OIT. Elle développe par ailleurs un nouvel indicateur, sur la protection des travailleurs. Ce qui ne l’empêche pas de prôner la lutte contre les «rigidités» du travail…

Quelle que soit l’évolution de l’OIT, la clé de son efficacité serait que toutes ses normes soient dotées d’une force contraignante lui permettant de sanctionner, comme l’OMC, les Etats et les entreprises contrevenants.
 

Notes[+]

* Chercheuse associée à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC) de Paris, auteure de Manuel d’histoire globale, Armand Colin, « coll. U Histoire», Paris, 2014. Paru dans le Monde diplomatique, décembre 2014.

Opinions Agora Chloé Maurel

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