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Formation et «trans-formation» sociales

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

La formation peut être définie comme l’ensemble des processus qui visent à former un sujet humain. Mais quel rôle joue la formation dans la formation et la «trans-formation» des sociétés?

La formation sociale

La notion de «formation sociale» est définie par le sociologue Roberto Miguelez comme «le lieu où se réalisent jour à jour la production et la reproduction de la vie sociale d’un groupement humain». Marx et Engels distinguent plusieurs formations sociales: asiatique, antique, féodale et capitaliste. Leur approche ouvre la voie à plusieurs interprétations de la production de la formation sociale. Celle-ci peut ainsi être considérée comme liée à l’évolution des techniques: le passage du moulin à bras à la machine à vapeur, mais également à la lutte des classes: «L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes», écrivent-ils. Néanmoins, on peut se demander quel est le rôle de l’éducation (qui doit, ici, être comprise comme la formation durant l’enfance) et de la formation (qui dure tout au long de la vie) dans la formation des sociétés.

En effet, on peut considérer que la formation participe à la reproduction des sociétés humaines. Dans la mesure où les sociétés perdurent par la transmission de savoirs, de savoir-être et de savoir-faire, l’éducation et la formation jouent de ce fait un rôle dans la conservation de l’ordre social. Et lorsque cet ordre est inégalitaire, elles contribuent à la transmission d’un ordre social injuste.
La critique qu’ont fait les éducateurs anarchistes aux pédagogies traditionnelles ne renvoie pas seulement à la critique du rapport d’autorité entre le maître et l’élève, mais également au fait que les «pédagogies transmissives» transmettent et donc conservent un ordre social.

Les processus de formation de l’ordre social

Lorsqu’on pense à l’éducation et à la formation, on pense à l’école (éducation formelle) et à la formation professionnelle (éducation non formelle). Mais la plus grande part de nos apprentissages relève de l’éducation informelle. Nous apprenons tout au long de notre vie par un ensemble de processus informels.

Le pédagogue Paulo Freire et l’anthropologue féministe Rita Segato ont mis en lumière le rôle des pédagogies «de la réification» dans la reproduction des formations sociales caractérisées par des injustices structurelles. Ainsi, Segato définit la «pédagogie de la cruauté» comme «tous les actes et pratiques qui enseignent, habituent et programment des sujets pour transmuter le vivant et sa vitalité en choses». Il y a donc à l’œuvre dans les sociétés structurellement injustes un curriculum caché de la réification. Ce curriculum s’exerce sur les vivants humains et non humains.

Dans nos sociétés matérielles, notre rapport au monde est médiatisé par les productions du technocapitalisme – les médias de masse, les objets techniques, les marchandises produites industriellement. Le rapport au monde n’est pas le même, par exemple, dans les sociétés de subsistance où l’être humain produit directement les moyens de sa survie. Ainsi, lorsque nous apprenons à monter des meubles en kit, nous apprenons également un certain rapport au monde. De ce fait, comme on le voit, produire une théorie de la formation sociale suppose de produire une critique de la vie quotidienne.

L’école et la formation professionnelle apparaissent comme des espaces de formalisation, contrôlés par des administrations ou des entreprises, des processus de formation du sujet capitaliste. Car la fonction de reproduction sociale de la formation est de façonner un type de sujet adapté à une certaine formation sociale donnée.

Théorie de la trans-formation sociale

Si l’Etat et le capitalisme tendent à contrôler les processus de formation des subjectivités, c’est que ces processus ne sont pas orientés uniquement vers la reproduction sociale. Il existe également des processus de formation orientés vers l’émancipation sociale.

L’exemple le plus caractéristique de formation orientée vers la transformation sociale est donné par les formes d’éducation populaire politiques ou radicales. C’est le cas par exemple de la «pédagogie des opprimé·es» développée par Paulo Freire. Comme il l’explique, cette pédagogie n’est pas orientée vers l’adaptation et la domestication, mais vers la libération des personnes opprimées.
Il existe d’autres formes d’apprentissages informels qui peuvent jouer un rôle dans les processus de «trans-formation sociale» émancipatrice. On peut mentionner tout d’abord les savoirs d’expérience que les opprimé·es acquièrent de l’oppression, et qui peuvent être vecteurs de pratiques de résistance infra-politique. Une autre forme de processus de formation émancipatrice concerne les apprentissages informels liés à des engagements militants, ce que l’on appelle les «savoirs militants». Dans l’espace académique, il existe également une production de savoirs à visée émancipatrice: les «savoirs critiques»1>Gautier, C. et Zancarini-Fournel, M. De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche, La Découverte, 2022..

Notes[+]

Irène Pereira est sociologue et philosophe, cofondatrice de l’IRESMO, Paris. A paraître: Le féminisme libertaire, éd. Le Cavalier Bleu, mai 2024, www.lecavalierbleu.com/livre/le-feminisme-libertaire/

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