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La liberté d’expression concerne aussi le champ artistique

Chronique des droits humains

Le 7 janvier dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité que la Roumanie avait violé l’article 10 de la Convention qui garantit la liberté d’expression pour avoir condamné le requérant à payer des dommages et intérêts à des artistes s’étant sentis atteints dans leur honneur à raison de commentaires postés sur Facebook1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 7 janvier 2025 dans la cause Alexandru Patrascu c. Roumanie (4ème section)..

Le requérant, ingénieur informatique, est connu pour être passionné d’opéra et de musique classique. Il publie régulièrement depuis des années des articles et des commentaires sur l’opéra sur sa page Facebook, sur son blog et dans des revues nationales ou étrangères. En 2016 éclata un scandale à l’Opéra national de Bucarest dans le cadre duquel des membres du personnel roumains manifestèrent et demandèrent le départ d’autres employés, étrangers ou ayant précédemment travaillé à l’étranger. Ce conflit aboutit à une fin de collaboration avec plusieurs artistes, dont des danseurs de renommée internationale, ainsi qu’à la démission du ministre de la Culture.

Le requérant couvrit ces événements sur sa page Facebook et sur son blog durant environ trois mois. Certaines de ces publications concernaient des personnalités figurant parmi les manifestants ayant demandé le départ des employés venant de l’étranger, notamment un chef d’orchestre, nommé directeur par intérim, et une soprano. En réaction à ces publications, de nombreux commentaires furent déposés par des tiers sur la page Facebook, en particulier au sujet de ces deux personnalités.

Ces dernières introduisirent une action en justice contre le requérant, réclamant l’effacement des commentaires et le versement d’indemnités pour atteinte à l’honneur. Le 19 juin 2017, le tribunal de première instance accueillit l’action des demandeurs et condamna le requérant au versement de 20 000 lei roumains (environ 4400 euros) à chacun des demandeurs. Le tribunal considéra, sans identifier précisément les publications émanant du requérant, que les commentaires déposés étaient insultants et dénigrants, portant atteinte aux droits des plaignants à l’image, à la dignité et à la vie privée, précisant que le requérant avait des obligations similaires à celle d’un modérateur de télévision à l’égard d’invités proférant des insultes et qu’en tant que critique musical, il aurait dû gérer sa page de manière à interdire ou empêcher toute publication tournant en dérision les sujets abordés.

Sur appel du requérant, la Cour d’appel modifia partiellement cette sentence, ramenant le montant dû à chaque demandeur à 8000 lei (environ 1800 euros). Elle jugea que certains commentaires n’étaient pas illicites, mais seulement acides ou ironiques. Elle estima en revanche que quatre expressions du requérant (profiteurs de petits emplois dans les parcs, armée de singes nationalistes, quatre cents chimpanzés ayant appris à signer, xénophobes) étaient attentatoires à l’honneur, de même qu’une vingtaine de messages postés par des tiers.

La Cour rappelle que l’article 10 de la Convention englobe la liberté d’expression dans le domaine artistique – notamment dans la liberté de recevoir et communiquer des informations et des idées – qui permet de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes. Lorsque le droit à la liberté d’expression doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée, il faut tenir compte d’un certain nombre de critères, tels la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété et le comportement antérieur de la personne visée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et le mode d’obtention des informations. Pour ce qui concerne les appréciations du requérant lui-même, la Cour arrive à la conclusion que les autorités judiciaires internes, ne les ayant examinées que de manière globale, n’ont pas pris suffisamment en compte une véritable balance des intérêts en jeu.

Pour ce qui concerne les commentaires postés par des tiers, la Cour considère que la législation roumaine n’était pas assez précise pour en imputer la responsabilité au requérant. En effet, la création jurisprudentielle d’une responsabilité générale fondée sur l’acte illicite du modérateur de télévision ou basée sur celle des dispositions générales de Facebook est insuffisante pour admettre que l’exigence de la base légale restreignant la liberté d’expression soit remplie. Cet arrêt rejoint ainsi les avis minoritaires exprimés, notamment par le juge suisse, dans un arrêt de principe récent2>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 15 mai 2023 dans l’affaire Julien Sanchez c. France (Grande Chambre)..

Cette affaire met en lumière des questions brûlantes contemporaines, notamment sur la responsabilité de l’intermédiaire utilisateur individuel, à l’heure où certains grands réseaux sociaux annoncent la fin de la modération des contenus.

Notes[+]

Pierre-Yves Bosshard est avocat au Barreau de Genève, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

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