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La publicité des jugements est fondamentale

Chronique des droits humains

Le 4 mars dernier, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a dit à l’unanimité que la Bulgarie avait violé l’article 10 de la Convention qui garantit la liberté d’expression, ainsi que son article 13 qui établit que le droit national doit prévoir un recours effectif pour les droits et libertés reconnus dans la Convention, pour avoir refusé de transmettre à une journaliste un jugement pénal acquittant un ancien ministre accusé d’avoir fait surveiller secrètement de nombreux hommes politiques, juges et hommes d’affaires1> Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 4 mars 2025 dans la cause Galina Girginova c. Bulgarie (3ème section)..

La requérante est une journaliste travaillant pour un média en ligne qui couvre le système judiciaire. En avril 2013, après un changement de gouvernement, trois hauts fonctionnaires du Ministère de l’intérieur ont été inculpés de faute dans l’exercice d’une fonction publique; leur ministre de tutelle, occupant alors également la fonction de vice-premier ministre, a été poursuivi pour avoir sciemment autorisé ces fonctionnaires à commettre cette infraction. Les autorités de poursuite pénale ont fait savoir que 875 lignes téléphoniques avaient été secrètement surveillées sans l’autorisation requise par la loi. Une fois l’immunité de cet homme politique, redevenu député, levée, le tribunal de la ville de Sofia a traité de cette affaire à la fin de l’année 2014 et au début de l’année 2015, entièrement à huis clos. Le 29 janvier 2015, le tribunal a acquitté les quatre accusés. Après avoir prononcé le dispositif du jugement, le président du tribunal a déclaré aux journalistes présents à l’extérieur de la salle d’audience que la raison de l’acquittement reposait sur une modification de la loi pénale intervenue au mois de juin 2014, mais pas seulement. Les motifs du jugement n’ont pas été publiés.

Neuf mois après ces faits, la requérante, se présentant comme journaliste spécialisée, a demandé les motifs du jugement. Sa requête a été rejetée pour la raison que les motifs contenaient des informations classifiées et que l’affaire concernait non seulement les preuves obtenues par des moyens spéciaux de surveillance, mais aussi la manière dont ces moyens avaient été utilisés, y compris les détails techniques. Les recours formés par la requérante contre cette décision ont tous été rejetés.

La CrEDH rappelle que si l’article 10 ne confère pas expressément un droit d’accès aux informations détenues par les autorités, ni ne les oblige à communiquer de telles informations, un tel droit ou une telle obligation peut naître notamment si l’accès aux informations est déterminant pour l’exercice du droit à la liberté d’expression de la personne qui les sollicite. A cet égard, les critères déterminants sont le but de la demande d’information, la nature de l’information recherchée, le rôle du demandeur de l’information dans sa réception et sa transmission au public et le fait que l’information soit prête et disponible2> Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 8 novembre 2016 dans la cause Magyar Helsinki Bizottsag c. Hongrie (Grande Chambre)..

Dans le cas qui lui a été soumis, la Cour relève que la demande de la requérante avait pour but d’obtenir des informations relatives à ses obligations en tant que journaliste, que les raisons de l’acquittement d’un ancien ministre de l’Intérieur accusé de ne pas avoir supervisé l’utilisation abusive d’équipements de surveillance secrète par ses subordonnés étaient d’un intérêt public considérable, notamment dans le contexte de l’époque en Bulgarie où existaient nombre de scandales liés à ce genre d’abus, que le rôle des médias dans le domaine de la justice pénale est important et que les informations étaient prêtes et disponibles, puisqu’elles étaient contenues dans un seul document. Même si l’on devait considérer que certains aspects du jugement devaient rester secrets pour des motifs de sécurité nationale, il aurait été possible d’expurger le jugement communiqué de certains détails. En revanche, garder secret l’intégralité des motifs de l’acquittement viole la garantie de la liberté d’expression.

En Suisse également, le principe de la publicité des décisions judiciaires prévaut. Des décisions du Tribunal fédéral mettent toutefois en évidence les obstacles mis à la concrétisation de cette règle fondamentale3> cf. par exemple l’arrêt du Tribunal fédéral du 7 juin 2019 dans une cause genevoise 1C_394/2018.. En règle générale, c’est la garantie d’un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention, qui est invoqué; la présente affaire met en lumière également que ce principe peut aussi être rattaché à la liberté d’expression.

Notes[+]

Pierre-Yves Bosshard est avocat au Barreau de Genève, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

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