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Qui a la responsabilité d’agir?

L'actualité au prisme de la philosophie

Des enjeux comme le changement climatique amènent à poser des questions complexes concernant les responsabilités d’action.

Injustices structurelles et responsabilités

Peu connue dans l’aire francophone, l’œuvre de Marion Iris Young, décédée en 2006, suscite un regain d’intérêt. Outre l’originalité de sa conceptualisation de l’oppression, la philosophe étasunienne propose une réflexion sur les injustices structurelles, qu’elle définit ainsi: «L’injustice structurelle existe donc lorsque les processus sociaux soumettent de grands groupes de personnes à une menace systématique de domination ou privation des moyens de développer et d’exercer leurs capacités, en même temps que ces processus permettent à d’autres de dominer ou d’avoir un large éventail d’opportunités de développement et de capacités d’agir.» Ces processus sont sociaux et ne résultent pas nécessairement d’actions conscientes.

De ce fait, dans le cadre des injustices structurelles, les responsabilités directes et uniques sont très difficiles à établir. Marion Iris Young prend le cas des ateliers clandestins de confection. La responsabilité peut être mise sur les employeurs locaux, sur les multinationales qui sous-traitent ou sur les consommateurs. La réflexion sur les injustices structurelles trouve aujourd’hui de nombreuses applications pour penser la pauvreté, le racisme ou encore les questions environnementales.

A partir de la notion d’injustice structurelle, Marion Iris Young conceptualise un modèle de la «responsabilité par connexion sociale». Ce modèle se distingue de la culpabilité et de la responsabilité juridique directe. Il peut être appliqué par exemple au consommateur ou à la consommatrice qui, à son niveau, a une responsabilité pour agir en vue de faire cesser les injustices structurelles. Néanmoins cela ne signifie pas, pour la philosophe, que nous ayons tous et toutes le même degré de responsabilité.

La responsabilité par connexion sociale considère que la responsabilité dépend de l’importance de la position des acteurs et actrices impliqué·es dans le processus d’injustice structurelle. Plus une personne possède de pouvoir et de privilèges sociaux, plus elle a de responsabilité. Ce qui fait que les décideurs et décideuses politiques ou les industriel·les ont plus de pouvoir d’agir que les consommateur·trices. Cependant, selon Young, les travailleurs et travailleuses exploitées ont également leur part de responsabilité dans le processus d’injustice structurelle. Ils et elles doivent se syndiquer pour lutter pour de meilleures conditions de travail.

Qui doit agir? La question de responsabilité recouvre néanmoins des complexités. Par exemple, dans le cas des thématiques environnementales, on peut se demander qui doit porter la responsabilité des réparations, de la transition juste ou encore de l’action de transformation sociale. Dans une précédente chronique, nous avons montré que la question de la transition juste peut être pensée en mettant en lien le poids de la responsabilité dans les dégradations et le poids de la transition. Toutefois, la question de la justice dans la transition dépasse la question de celles et ceux qui doivent agir pour opérer cette transition. Il est possible de distinguer plusieurs réponses à cette question.

Une première réponse consiste à considérer que la responsabilité de la mise en œuvre de la transition repose sur les politiques à travers l’action publique, laquelle peut être orientée vers le système de production ou vers les consommateurs. On peut parler d’action publique par le pouvoir «institué» (Castoriadis).

Mais comme le montrent les mouvements sociaux sur le climat (Grève pour le climat, Extinction Rebellion…), un certain nombre de citoyens et de citoyennes considèrent que les pouvoirs publics ne prennent des mesures ni assez rapides ni assez profondes pour faire face aux enjeux climatiques. On peut donc considérer l’action des mouvements sociaux comme une tentative du pouvoir «instituant» (Castoriadis) ou de la «puissance de la multitude» (Negri) pour faire pression sur les pouvoirs «institués».

La réponse par la «puissance de la multitude» est différente de l’action par les écogestes. En effet, si elle instaure une responsabilité individuelle d’action, il s’agit non pas d’action individuelle, mais d’action collective. Tout un chacun à la responsabilité de s’engager dans des mouvements de pression collective sur les pouvoirs institués ou de s’engager plus largement dans un pouvoir instituant qui transforme la société.

De ce fait, se demander qui doit agir pour mettre fin aux injustices structurelles est une question complexe. Il peut être tentant de dire que ce sont les pouvoirs publics qui doivent agir ou que nous devons tous agir individuellement à notre petit niveau par des écogestes. Mais l’on voit qu’il existe un autre type de responsabilité d’action qui est celle que nous avons en tant que membres d’un pouvoir instituant.

Irène Pereira est sociologue et philosophe, cofondatrice de l’IRESMO, Paris, http://iresmo.jimdo.com/

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