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Circuits courts

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Qui n’a pas déjà vu ces affiches publicitaires représentant un cageot de légumes qui passe des bras d’agricultrices ou d’agriculteurs à ceux des employé·es de telle chaîne de supermarché, figurant un circuit de distribution parfaitement vertueux du champ à l’étal du grand magasin? Dans un ouvrage1> 1 Jean-Baptiste Paranthoën, Les circuits courts alimentaires: des marchés de proximité incertains, éditions du Croquant, 2022, 302p. paru l’an dernier, le sociologue Jean-Baptiste Paranthoën cherche à comprendre comment, en France, «les groupes dominants du secteur agricole sont finalement parvenus à se réapproprier le profit symbolique attaché à la proximité» (p. 284). A partir d’une enquête de terrain, il examine les conditions de possibilité de la commercialisation en circuit court et la place des différents acteurs qui institutionnalisent cette pratique.

Paranthoën identifie quatre étapes de la réappropriation du circuit court par les acteurs dominants du secteur agro-alimentaire (p. 285). La décennie 1990-2000 marque l’émergence de la nécessité d’un rapprochement entre production et consommation en tant que «cause environnementale» portée par «des représentants d’organisations cherchant à influer la conduite de l’action publique nationale». Dans la décennie suivante, l’idée du circuit court est mise en œuvre à l’échelle locale et fait l’objet de recherches et de promotion menées par des organisations de développement agricole. Une troisième phase marque une première tentative de réappropriation de la notion de circuit court par les organisations agricoles nationales dominantes. Ces dernières obtiennent du Ministère de l’agriculture une définition floue du circuit court: une première définition portait essentiellement sur l’organisation de la distribution (un seul intermédiaire), mais celle retenue finalement se place sur le terrain géographique. Un circuit court implique une proximité territoriale entre le lieu de production et celui de la vente, moins qu’une réduction des intermédiaires. C’est, selon Paranthoën, ce changement de définition qui ouvre la dernière phase du processus de réappropriation en permettant aux acteurs dominants de la distribution agricole de s’insérer dans les marchés de proximité. La définition retenue est, en effet, très incertaine: si le critère organisationnel (nombre d’intermédiaires) semble très solide, le critère géographique permet au contraire de faire coexister de nombreuses formes de commercialisation sous l’étiquette «circuit court».

Selon Paranthoën, cette incertitude est très caractéristique de l’action publique du début du XXIe siècle en matière de marchés agricoles: «Le jeu de l’action publique se complexifie et semble sans chef d’orchestre» (p. 284). Pourtant, cette incertitude profite aux acteurs dominants et renforce ce que le sociologue nomme la «dynamique conservatrice» du secteur au lieu de favoriser les transformations nécessaires de la production et de la commercialisation.

Cette étude cherche (et parvient) à échapper à deux visions antagonistes de la commercialisation en circuit court: «une vision optimiste qui voit dans l’émergence des circuits courts l’expression d’une véritable alternative à l’économie capitaliste [et une vision] pessimiste qui les envisage comme une béquille à un modèle de développement productiviste.» (p. 288) Pour autant, le chercheur souligne en conclusion que «seule l’évolution des rapports de force politiques qui façonnent les activités économiques peut faire que le rapprochement entre les producteurs et les consommateurs ne se réduise pas à une simple incantation.» Ainsi, sans un travail proprement politique d’imposition de définitions et de réorientation des soutiens financiers à la mise en marché des produits (aujourd’hui essentiellement tournés vers l’agriculture industrielle), la commercialisation en circuit court perd son potentiel de transformation des systèmes alimentaires.

Même si le cas de la Suisse diffère du terrain d’observation retenu par Paranthoën, la lecture de cet ouvrage devrait permettre à celles et ceux qui s’inquiètent de la perte de parts de marchés des structures agricoles contractuelles de proximité 2> Maria Pineiro, «Paniers de légumes à prendre», Le Courrier, 7 juin 2023. d’ouvrir d’utiles réflexions et d’ébaucher des pistes d’actions politiques.

Notes[+]

* Observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses Alimentation

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