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Comment agir?

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Les signes de plus en plus tangibles du changement climatique et les appels de plus en plus pressants du GIEC à la mise en place de politiques réelles de limitation des émissions de gaz à effet de serre mettent les Etats dans une position toujours plus délicate.

Dans le domaine agricole, la poursuite de politiques essentiellement tournées vers le soutien massif à une agriculture dépendante du pétrole et de l’azote artificiel semble une impasse évidente. Pourtant, les intérêts financiers au maintien de ces politiques s’avèrent constamment plus forts que l’observation de leurs effets et les exhortations des scientifiques. Il faut dire que ces intérêts sont très bien relayés dans les lieux où se prennent les décisions.

J’ai consacré une de mes premières chroniques1>«Qui fait la politique agricole?», Le Courrier du 7 novembre 2019.à un excellent exemple de ces relais: la Communauté d’intérêt pour le secteur agroalimentaire (CISA) qui rassemble, entre autres, les «responsables de la politique économique» de Coop et Migros, le «Head of agricultural affairs» de Nestlé et l’ancien vice-directeur de l’Office fédéral de l’agriculture pour assurer une parfaite fluidité entre les intérêts industriels et l’administration fédérale. Le conseiller fédéral en charge de l’Agriculture lui-même, Guy Parmelin, a passé l’essentiel de sa carrière à œuvrer dans des groupes d’intérêts qui orientent les pratiques agricoles vers les besoins exclusifs de l’industrie.

A cet égard, le cas de la Suisse n’est pas isolé et des constats semblables pourraient être dressés pour la France et la plupart des pays d’Europe. Ainsi, les institutions démocratiques libérales, parce qu’elles sont extrêmement poreuses aux intérêts des classes dominantes, ne laissent qu’une très faible marge de manœuvre pour infléchir des politiques dans le sens de l’intérêt général.

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la démesure répressive qui s’est manifestée de façon particulièrement vive ce dernier mois. A Sainte-Soline, fin mars, les forces de la répression infligent des blessures par centaines, dont certaines d’une extrême gravité, signifiant par là une volonté non seulement de marquer les corps, mais encore de terroriser les participant·es au mouvement d’opposition aux mégabassines, ces dispositifs de privatisation de l’eau au profit de l’agriculture industrielle.

Le Courrier révélait en début de semaine2>Lire notre édition du 17 avril 2023. qu’un manifestant suisse avait été placé en centre de rétention administrative en vue de son expulsion après avoir été contrôlé dans le périmètre de la manifestation. Une des composantes du mouvement, les Soulèvements de la Terre, est menacée de dissolution par le Ministère de l’intérieur français. A Genève, un jeune homme voit sa détention préventive prolongée, parce qu’il est soupçonné d’avoir détruit deux véhicules appartenant au cimentier Lafarge-Holcim responsable, parmi d’innombrables méfaits, de la destruction de la colline du Mormont dans le canton de Vaud3>Lire notre édition du 14 avril 2023.

Au-delà de ses effets immédiats (décourager, effrayer, marquer physiquement), cette débauche répressive a également pour objectif de fracturer les mouvements sociaux en leur imposant des principes de division du travail politique selon lesquels les pratiques de l’action directe (manifestation, sabotage) seraient illégitimes et devraient être condamnées par les mouvements eux-mêmes. Les mobilisations sociales de ces trente dernières années ont sans cesse buté sur ces divisions imposées par l’Etat et qui finissent par s’imposer comme des débats identitaires à l’intérieur des mouvements.

Comme le note l’essayiste et militant suédois Andreas Malm dans un récent entretien à Mediapart, le sabotage à lui seul ne peut régler aucun problème, mais il faut le faire entrer «dans le répertoire d’actions du mouvement climat, et augmenter la pression sur l’Etat pour le contraindre à agir».4>Mickaël Correia, Mathieu Dejean, «Andreas Malm: Sainte-Soline est une lutte avant-gardiste», 27 mars 2023: www.mediapart.fr/journal/ecologie/270323/andreas-malm-sainte-soline-est-une-lutte-avant-gardiste

Le sabotage a longtemps été un élément revendiqué d’une pluralité tactique qui prévalait dans le mouvement ouvrier, avant que celui-ci ne s’affaiblisse en acceptant l’hégémonie du travail parlementaire. Face à l’urgence d’un changement de modèle agricole, et plus largement de modèle de production, il convient de ne pas se priver de cette pluralité tactique.

* Observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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