Chroniques

Qui fait la politique agricole?

Carnets paysans

Les lectrices et lecteurs voudront bien m’excuser de sacrifier à la mode du commentaire électoral, ce d’autant que c’est à une variante particulière de cet exercice que je voudrais m’adonner. Sans vouloir décourager le tiers du corps électoral qui se rend courageusement aux urnes chaque fois qu’on le sollicite, je voudrais soutenir l’idée que, en matière agricole du moins, les orientations politiques échappent au Parlement fédéral.

L’Union suisse des paysans (USP) se réjouissait le 21 octobre dernier, dans un communiqué de presse, du maintien d’une importante «représentation paysanne» aux Chambres.1>Lire aussi «Les candidats agricoles élus», Agri, 25 octobre 2019, www.agrihebdo.ch/news/les-candidats-agricoles-elus/6151 Mais cette délégation paysanne, que peut-elle dans le contexte d’un marché agro-alimentaire mondialisé? Et n’est-ce pas justement l’attitude ambiguë de l’USP face aux accords de libre-échange qui a laissé sans marge de manœuvre le pouvoir législatif?

Depuis la crise agricole des années 1880, les paysans suisses disposent aux Chambres d’influents relais. Le Club agricole figurait alors parmi les groupements parlementaires les plus écoutés. On raconte qu’il délibérait en présence du conseiller fédéral, à la manière d’une véritable commission parlementaire. La même crise de 1880 conduit à la création de l’Union suisse des paysans qui réussira à agréger autour d’une ligne politique des paysans nombreux et aux situations hétérogènes (plaine, montagne, etc.)

Un siècle plus tard, l’USP scie la branche sur laquelle elle était assise. D’une part, l’urbanisation et la mécanisation font des agriculteurs un groupe social marginal. L’organisation professionnelle n’apportera jamais de réponse sérieuse à cette problématique. D’autre part, son habitude séculaire de collaboration avec les autorités fédérales va mettre l’USP dans une situation délicate vis-à-vis des accords de libre-échange. On verra le viticulteur genevois John Dupraz à la tête de manifestations monstres contre le GATT à Genève, tandis que son collègue de parti, le radical vaudois Jean-Pascal Delamuraz, négocie l’adhésion de la Suisse à l’OMC en 1994, sans qu’un référendum soit déposé. L’USP ne pouvait ignorer les conséquences de ces accords, mais la pression des industries exportatrices et la volonté de ne jamais adopter une position de rupture l’a conduite à mener une politique contraire aux intérêts d’une majorité de ses membres.

Les conséquences désastreuses de ces accords apparaissent pleinement aujourd’hui. Ici même, j’évoquais les 120’000 tonnes de produits de boulangerie importés annuellement, qui sont l’effet du fameux principe du Cassis de Dijon. Celui-ci assimile les produits agroalimentaires transformés aux produits industriels, excluant ainsi des mesures protectionnistes. La situation dénoncée par le vigneron Willy Cretegny autour des importations de vin trouve également son origine dans les accords de libre-échange.

La mondialisation du marché agroalimentaire a pour corollaire un déplacement des lieux de pouvoirs. Le Club parlementaire agricole pèse aujourd’hui politiquement autant que la Fête fédérale de lutte ou une fédération de chœurs mixtes. Au contraire, la discrète et sans attache démocratique Communauté d’intérêt pour le secteur agroalimentaire (CISA) devient le relais privilégié entre le Conseil fédéral, son administration et les intérêts de l’industrie agroalimentaire. Son comité réunit le président de Bio Suisse, Urs Brändli, les «responsables de la politique économique» de Coop et Migros, ou encore le Head of agricultural affairs de Nestlé. Jacques Chavaz, ancien vice-directeur de l’Office fédéral de l’agriculture, vient, selon l’expression consacrée, apporter ses compétences – acquises dans l’administration publique – à la CISA, dont il assume la présidence depuis 2017.

La seule politique susceptible de développer l’emploi agricole et rural, et donc de se mettre à la hauteur des enjeux sociaux et environnementaux actuels, est celle qui rompra avec le libre-échangisme. Qui, parmi les élu-e-s de la soi-disant vague verte ou de la «représentation paysanne» vantée par l’USP, osera chercher les moyens de mettre en œuvre cette rupture? Qui osera contrarier les intérêts économiques de la CISA et de ses puissants membres? L’enjeu n’est pas mince: il en va du contenu de nos assiettes, mais aussi de l’idée que nous nous faisons de la démocratie.

Notes[+]

Notre chroniqueur est observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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