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Les pieuses promesses du kWh libéralisé

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L’électricité est-elle un bien marchand comme un autre? La libéralisation de la production et du commerce de l’électricité a perdu nombre de ses soutiens en Suisse, où celle-ci est en cours. A l’explosion des factures des ménages, dans les pays voisins ou des entreprises et des collectivités publiques – en Suisse, notamment – qui se fournissent sur le marché libre répondent les profits faramineux des groupes énergétiques. Le choc est tel que la droite – et l’Union suisse des arts et métiers en première ligne – semble prête à abandonner partiellement le mantra du marché dérégulé.

Pour autant, le Département fédéral de l’énergie (DETEC) ne revient pas sur son objectif: «le Conseil fédéral espère que la réorganisation [libéralisation] du marché de l’électricité permettra de renforcer la production décentralisée d’électricité et ainsi de mieux intégrer les énergies renouvelables dans le marché de l’électricité», lit-on sur son site internet.

Le travail de Ronan Bolton, publié sous le titre Making Energy Markets1>Ronan Bolton, Making Energy Markets. The Origins of Electricity Liberalisation in Europe, Londres: Palgrave Macmillan, 2021., analyse les effets et conséquences de la libération du marché de l’électricité en Europe depuis les années 1980. Il s’intéresse, séparément, au cas de la Grande-Bretagne, pionnière dans le domaine; au couple franco-allemand, crucial pour la Communauté européenne, et à la Scandinavie, où le premier marché multinational a vu le jour. Notons d’entrée que, bien qu’attentif aux dimensions politiques, sociales et économiques de son sujet, Ronan Bolton écrit avant tout depuis une perspective de technicien: l’impact concret d’une hausse des prix sur la capacité des ménages à se chauffer, par exemple, ne l’intéresse pas au premier abord.

Quarante ans d’expérience permettent de se faire une idée de l’effet de la libéralisation du marché de l’énergie. Ce marché s’avère, comme Ronan Bolton le souligne, particulièrement difficile à harmoniser: la structure de production – axée sur le nucléaire comme en France, le charbon comme en Allemagne, ou l’hydraulique comme en Suisse – est un premier déterminant. En position de surproduction, la France est très tôt en mesure de pousser un agenda libéral pour écouler son surplus; vue d’Allemagne, où les subsides pour le charbon servent à préserver des postes de travail, la baisse des prix de l’énergie est perçue avec méfiance.

Un second déterminant provient du fait que les systèmes disposent d’une longue tradition de monopoles régionaux et que les collectivités locales, parfois propriétaires des infrastructures, font usage de ces outils pour mener des politiques sur d’autres fronts. Bref: pour libéraliser, une grande intervention des autorités étatiques centrales, voire supranationales, s’avère nécessaire.

Quel est donc l’impact de la libéralisation sur la production et la distribution d’électricité? Ronan Bolton arrive à la conclusion que, «malgré l’intention première, la libéralisation de l’électricité a résulté en une intégration verticale et une concentration croissante dans plusieurs marchés […].» (p. 281). Les grands groupes énergétiques, mieux à même de supporter les risques, peuvent non seulement supporter les fluctuations des prix des carburants, mais également étouffer la petite concurrence en pratiquant des prix artificiellement bas. Pour éviter que des monopoles gigantesques s’établissent, et que les consommateurs et les consommatrices soient à la merci d’entreprises surpuissantes, l’Etat doit alors réguler ce marché – pour autant qu’il y parvienne.

En outre, le développement des énergies dites «renouvelables» déstabilise les prix: l’électricité bon marché qu’elles produisent entraîne une spirale déflationnaire, ponctuée de fortes variations, qui complexifie l’amortissement des investissements pour toute la branche. La régulation de ces prix est, dès lors, essentielle. En somme, on assiste alors non pas à moins d’Etat, mais à plus d’Etat. Seuls les profits, eux, lui échappent, ainsi que la capacité à guider les investissements vers des objectifs de décarbonisation ou de politique industrielle.

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Séveric Yersin est historien.

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lundi 8 janvier 2018

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