Chroniques

Logiques administratives et antisémitisme

À livre ouvert

Automne 1943. La demande d’asile de Gaston Dreher, poursuivi en France pour ses racines juives, est rejetée par les autorités bâloises et fédérales. Estampillé «étranger indésirable», le voilà bientôt expulsé du territoire helvétique. Pas tout à fait dans les mains de la police allemande, mais presque: c’est qu’on ne veut pas se rendre coupable de ce qu’il arrive à celles et ceux que la Gestapo recherche. Gaston Dreher est assassiné, quelques mois plus tard, à Auschwitz.

Si Antonia Schmidlin et Hermann Wichers – elle est historienne, il est archiviste, tous deux à Bâle – s’intéressent au destin tragique de Gaston Dreher, ce n’est pas un hasard. Bien qu’il soit de nationalité française, Gaston Dreher grandit et vit à Bâle. Depuis 2021, un pavé commémore sa déportation et son assassinat à l’adresse de son enfance – un «Stolperstein» de laiton. Que Gaston Dreher ait passé l’essentiel de son existence, soit allé à l’école et ait appris un métier en Suisse ne joue pourtant pas en sa faveur lorsque les fonctionnaires fédéraux décident de son destin.

Antonia Schmidlin et Hermann Wichers offrent un récit minutieux, édifiant et glaçant de la vie de Gaston Dreher.1 1>Schmidlin, Antonia, Wichers, Hermann, Versorgt, ausgewiesen, in den Tod geschickt. Das Leben des jüdischen Elsässers Gaston Dreher (1907-1944), Zurich: Chronos, 2022. Celui-ci est, dès l’adolescence, un indésirable: les difficultés professionnelles de son père, représentant commercial aisé avant la Première Guerre mondiale, puis le décès de ce dernier mènent la famille dans la précarité, et personne ne se sent responsable du jeune homme.

A 15 ans, il commet ses premiers larcins qui en font très vite un cas délicat pour les autorités bâloises, la communauté juive ainsi que les autorités françaises. A qui la charge de ce garçon dérouté, sans soutien ni avenir? Les années formatrices de la vie de Gaston Dreher se passent entre différentes administrations (foyer d’éducation, prison, hôpital psychiatrique) sans qu’aucune ne trouve de solution: c’est que, plein de ressources, Gaston Dreher commet sans arrêt de petites infractions mineures, jamais violentes, jamais graves, et brûle l’argent acquis au casino ou pour des pâtisseries. Il vole un vélo, puis se dénonce au poste de police.

Expulsé formellement du territoire helvétique pour dix ans en 1931, il n’a nulle part où aller: le voilà qui revient à Bâle, et s’annonce auprès des autorités, qui l’enferment puis l’expulsent, mais il revient, et le bal continue. Gaston Dreher appelle à l’aide, cherche une certaine stabilité dans les institutions – il réclame à être placé en foyer, il essaie de s’engager dans l’armée française, il choisit la prison –, mais il ne parvient jamais à s’établir. Son passif, sans doute, l’en empêche aussi.

Alors que les personnes estampillées juives – entre autres – sont poursuivies en France, Gaston Dreher n’a d’autre choix que de fuir. Débrouillard, il retrouve le chemin jusqu’à Bâle. Mais ses derniers appels à l’aide ne trouvent pas d’oreille. Les autorités fédérales estiment que son passé criminel, peut-être aussi son bégaiement et sa détresse, le rendent indigne du droit d’asile.

La décision de l’expulser vers la mort certaine souligne la froide mécanique des décisions administratives. «Pas un mot sur sa confession juive, pas un mot sur le danger qu’il encourt en France, pas un mot sur ses relations familiales en Suisse, pas un mot sur le fait que Bâle soit la ville de son enfance et sa véritable patrie […] juste la froide langue de la bureaucratie.» (p. 173) Il parviendra bien à échapper à la Gestapo, lit-on de la plume du chef de la section des réfugiés de la Confédération.

La seule grande faiblesse de l’ouvrage, me semble-t-il, est qu’il échoue à mettre en évidence l’antisémitisme des fonctionnaires fédéraux, désireux d’éviter une «judaïsation» de la Suisse. Le débat de ces dernières années, alors qu’il est évident que les travaux de la «Commission Bergier» ont au mieux été ignorés, sinon font l’objet de tentatives de révision malvenues, aurait mérité une prise de position plus claire.

Quoiqu’il en soit, Antonia Schmidlin et Hermann Wichers réfléchissent avec grande considération sur le sort des personnes qui, cherchant l’asile en Suisse, affrontent une machinerie administrative qui s’intéresse peu aux conséquences d’un renvoi.

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L’auteur est historien.

Opinions Chroniques Séveric Yersin

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lundi 8 janvier 2018

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