Chroniques

Des noix sur un bâton

A rebrousse-poil

Est-ce qu’on n’est pas en train d’aligner des noix sur un bâton?

Cette question nous est venue comme nous étions, avec ma compagne, en train de préparer nos vacances d’été. Tant d’envies, de copains à visiter, d’amitiés à entretenir… L’évidence s’est rapidement imposée: jamais nous n’aurons le temps de faire tout ce que nous aurions souhaité. Il a fallu choisir, renoncer, remettre certaines visites à une autre année.
Aligner des noix sur un bâton… C’est ma mère qui utilisait ces mots lorsque, petit, je faisais de trop nombreux projets, dont la majorité était de toute évidence vouée à l’échec. L’image était frappante: impossible de faire tenir des noix sphériques sur une branche de section ronde!

De telles expressions populaires sont gravées dans ma mémoire. On frôle ici la poésie, quand on n’est pas carrément dedans. Permettez que je me replonge dans mes jeunes années.

Maman, qui était d’ordinaire la tolérance même, avait parfois des jugements définitifs. D’une commerçante décidément revêche, elle disait: «Celle-là, elle a été vaccinée contre le sourire…» Que je ne nettoie ma chambre que d’une façon sommaire, elle constatait: «Ouais… ta méthode, en somme, c’est: si les bords en veulent, qu’ils s’approchent!» S’il m’arrivait d’être d’une exubérance exagérée, elle s’exclamait: «Tu es réveillé comme un panier de souris!» Lorsqu’au contraire, penché sur mes devoirs, je me montrais préoccupé, elle soupirait: «Te voilà sérieux comme un chat qui fait dans la poussière…» Et, bien que sa santé décline peu à peu, elle a toujours affirmé, à chacune de nos visites, et jusqu’à son dernier souffle: «Oh… ça va quand même un p’tit peu mieux…»

De langue maternelle suisse-allemande, papa pouvait avoir des approximations amusantes. Ainsi, parlant de tel couple qui battait de l’aile, au lieu de les laisser face à leurs responsabilités en disant: «Qu’ils se débrouillent», il tranchait: «Bah, qu’ils s’embrouillent…» Ce lapsus était-il vraiment involontaire? Pas sûr… Pour expliquer le peu d’empressement qu’il mettait à accompagner sa femme à l’église, il amalgamait joyeusement «aumônier» et «mômier»: «Pendant la Mob, j’ai vu les ‘môniers’ bénir les fusils. Je n’ai plus rien à faire avec ces gens-là.»

J’étais le dernier d’une lignée de onze cousins et cousines. Donc le chouchou, mais aussi celui dont on exploitait la naïveté. Passant à côté d’une carrière au cours d’une promenade dominicale, j’avais demandé ce qu’on y trouvait. Loulou, mon cousin préféré, avait répondu: «Ce sont des mines de bretelles, pardi.» Ce que les autres s’étaient empressés de confirmer. Aujourd’hui encore, je ne suis pas certain qu’on n’en extraie que du sable et des cailloux…

Malicieux, blagueurs, les Sainte-Crix l’étaient naturellement. L’humour était peut-être l’une de leurs armes pour prendre leurs distances avec la rudesse du climat et la dureté des temps. De l’un des leurs, qui avait eu son heure de gloire, mais était tombé dans l’oubli, ils disaient: «Le pauvre, il est sûr d’être devenu sourd… Ben oui: il n’entend plus parler de lui.» Partageant trois décis avec le petit Marcel, je lui avais demandé son âge: «Je viens de passer les huitante ans: j’ai fait la moitié… Bon l’autre moitié sera plus courte…»

A l’époque de Tchernobyl, les buvettes d’alpage avaient reçu l’ordre de vider complètement leurs citernes, qui avaient peut-être été contaminées par le nuage radioactif. L’un des tenanciers m’avait confié: «Je n’avais pas du tout envie de perdre toute cette bonne eau. Je me suis contenté de nettoyer les tuyaux et les charbons qui la filtrent avant qu’elle arrive sur l’évier.» Comme je lui demandais avec quoi il avait lavé ses filtres, il m’avait répondu avec un clin d’oeil: «Avec l’eau de la citerne, pardi!»
L’accordéoniste Nono Müller était passé maître dans ce genre de finesse. Aveugle de naissance, il affirmait souvent: «Vous savez, je ne suis pas regardant…» Il a demandé à être enterré dans le cimetière de Bullet, parce que la vue sur le Plateau et les Alpes y est imprenable.

L’ancien croque-mort, lorsqu’il voulait introduire le médecin du village, disait: «Je vous présente mon fournisseur…» Et l’un de nos alertes nonagénaires répétait qu’il espérait mourir à 102 ans, poignardé dans le dos par un jeune mari jaloux.
On était comme ça…

Depuis ce temps, à l’échelle planétaire, combien de noix a-t-on alignées sur combien de bâtons?

 

Dernière parution: Les Maîtres du Vent, petite randonnée dans une république bananière, récit, chez Bernard Campiche éditeur.

Opinions Chroniques Michel Bühler

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lundi 8 janvier 2018

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