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Définir l’esclavage pour mieux le combattre?

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Le débat sur la place et le rôle de la Suisse dans le colonialisme et l’esclavage s’est intensifié ces dernières années. Les controverses entourant la mémoire de David de Pury en ville de Neuchâtel ou les symboles racistes et esclavagistes qui marquent la ville de Genève sont là pour en témoigner.

Plusieurs ouvrages ont été publiés sur la question récemment et attestent que, inscrits dans les réseaux économiques globaux, nombre de Suisses ont participé à cette exploitation: on se souviendra que les cales du navire Ville de Lausanne ont embarqué 550 esclaves en Guinée pour le Nouveau Monde.

Dans ce débat, houleux et mouvementé, une question de fond reste ouverte. Olivier Grenouilleau, auteur d’une longue liste d’ouvrages sur le sujet, se la pose: Qu’est-ce que l’esclavage?1> Olivier Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage?, Gallimard, Paris, 2014 (2022 Poche). titre ainsi l’un de ses récents livres, paru en édition poche cette année. Au premier abord y répondre semble simple: un esclave est un humain exploité par un autre. Mais Olivier Grenouilleau, couvrant l’Afrique, l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord entre l’Antiquité et le XIXe siècle, montre que 500 pages sont nécessaires pour trouver le début d’une réponse. S’il est vrai que sa démonstration aurait parfois gagné à être plus synthétique, le portrait de l’esclavage dressé mérite d’être lu et médité.

L’esclave, nous dit Olivier Grenouilleau, est à la frontière de l’humanité. Il n’est pas – comme une lecture simpliste du Code noir de Louis XIV le suggèrerait – un «meuble», mais bien plutôt un «autre radical». Des rituels sont inventés pour le signifier.

C’est ce qu’il lui reste d’humain qui confère à l’esclave sa véritable valeur: plus qu’un animal intelligent, dont le propriétaire tire une valeur économique quantifiable, l’esclave est également utile en tant qu’humain. Car tous ne remplissent pas les mêmes fonctions: serviteurs, administrateurs, porteurs de symbole, soldats ou nourrices – les bénéfices pour leur propriétaire sont de nature variable. De plus, un esclave peut exercer un contrôle étendu sur d’autres humains, libres ou eux-mêmes esclaves: des armées entières ont été dirigées voire constituées d’esclaves, et des Etats peuvent attribuer à des esclaves d’importants pouvoirs décisionnels.

Olivier Grenouilleau, dont l’un des premiers livres, Les traites négrières2>Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières, Gallimard, Paris, 2004., avait en 2004 suscité un débat majeur, estime qu’un effort de définition est nécessaire pour mieux combattre l’esclavage. Il est à ce titre dommage qu’il arrête son étude au XIXe siècle: la pratique semble appartenir à un passé révolu, et les liens avec ce qui est souvent qualifié «d’esclavage moderne» ne sont pas clairs. S’agit-il, comme une lecture pourrait le suggérer, d’un usage abusif du terme?

Il est regrettable qu’en cherchant à définir un objet pour contribuer à son éradication contemporaine, l’auteur n’évoque pas le sort de ces 40 millions de personnes qui, selon le Bureau International du Travail, vivent actuellement en situation d’esclavage moderne – dont, selon les estimations, 1500 en Suisse. Son essai, important, n’en est pas moins recommandable en cette année de Coupe du monde de la FIFA où le sort des ouvriers exploités par le Qatar place la question du boycott sur le devant de la scène.

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Séveric Yersin est historien

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lundi 8 janvier 2018

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