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Système d’emprise et aliénation de soi

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Les organisations dans lesquelles nous évoluons peuvent fonctionner comme des systèmes d’emprise et produire des formes profondes d’aliénation de soi.

Relation d’emprise et système d’emprise

Bien souvent, pour le grand public, l’emprise est liée à une relation interpersonnelle. Les magasines ont popularisé des notions psychologiques comme celle de «pervers narcissique». Ainsi, le harcèlement professionnel au travail a pu être analysé comme la conséquence d’agissements de pervers narcissiques.

Néanmoins, plus qu’une relation interpersonnelle, l’emprise peut être l’effet d’un fonctionnement organisationnel. On peut être sous l’emprise d’un gourou, d’un chef de secte, ou sous l’emprise d’une organisation sectaire. Et le système d’emprise ne se limite pas qu’aux sectes, comme l’a montré par exemple Pascale Jamoulle, dans son ouvrage Je n’existais plus (La Découverte, 2021). Les organisations de travail peuvent également fonctionner comme des systèmes d’emprise.

On pourrait penser que, dans le cas de l’organisation du travail, les contraintes économiques – la peur de perdre son travail et son salaire – expliquent que les individus acceptent de se soumettre à un système d’emprise. Mais l’exemple des sectes montre que l’emprise ne repose pas en premier lieu sur des contraintes matérielles: en effet, la personne sous emprise peut accepter de se dessaisir de ses biens matériels au profit du système d’emprise sectaire. Le système d’emprise et l’aliénation de soi suppose donc une analyse psycho-sociale.

Système d’emprise et aliénation de soi

On peut distinguer deux niveaux d’aliénation dans le système d’emprise. Le premier est le sentiment d’aliénation de soi. La subjectivité a conscience d’être soumise à un système d’emprise, mais elle ne parvient pas à se dégager de la logique d’emprise.

Il peut arriver également que l’aliénation soit plus profonde, dans la mesure où la personne n’a même plus conscience d’être sous emprise. Cette seconde situation pose difficulté: dans quelle mesure peut-on affirmer qu’une autre personne n’est pas consciente de subir une emprise?
On peut qualifier l’emprise – même si la personne qui la vit s’estime consentante – à partir du moment où le système d’emprise met en place un fonctionnement susceptible objectivement de porter gravement atteinte à la santé physique et mentale de la personne.

La prise de conscience

Comment la subjectivité prend-elle conscience du système d’emprise pour s’en libérer?

La subjectivité peut d’abord éprouver une souffrance au sein de l’organisation, sans pour autant avoir parfaitement conscience du système d’emprise. Néanmoins, cette souffrance peut l’interroger et ouvrir la voie à une prise de conscience critique (conscientisation) et à une libération face à l’emprise. Pour cela, il faut qu’elle change son cadre d’interprétation (reframing). Le système de justification utilisé jusqu’alors ne doit plus lui apparaître comme évident et valide. Par exemple: le caractère vocationnel du travail justifie-t-il qu’on l’effectue gratuitement? C’est la problématisation de la réalité sociale.

Le reframing peut-être favorisé par l’écart entre l’idéal du travail et la réalité du travail. Le travail réel ne correspond pas à l’idéal du travail. L’investissement d’un idéal au travail constitue d’ailleurs l’un des facteurs du fonctionnement du système d’emprise. En effet, c’est parce que les personnes essaient de réaliser un idéal subjectif au travail qu’elles peuvent accepter d’adhérer au système d’emprise de l’organisation du travail. (Marie-Anne Dujarier, L’idéal au travail, PUF, 2006).

Cette prise de conscience prend du temps. Par exemple, il faut le temps que la subjectivité s’aperçoive de l’écart entre le travail idéal et le travail réel. Il faut laisser la place au désenchantement face à l’idéal de l’organisation qui avait été investie. La difficulté à désinvestir le système d’emprise tient également aux sollicitations et à la socialisation liées au système d’emprise. Plus la subjectivité reste liée par des liens de sociabilité, par exemple professionnels, au système d’emprise, plus il lui est difficile de s’en dégager.

La difficulté de l’exit

Plus la subjectivité a obtenu une reconnaissance symbolique dans le système d’emprise, plus il lui sera difficile de s’en extraire – même lorsque la reconnaissance symbolique est présente dans d’autres champs. Le paradoxe est le suivant: plus, en réalité, la subjectivité est parvenue à un haut degré de rétribution symbolique, plus elle a satisfait au système des justifications idéalistes, plus il lui est difficile de renoncer. Car renoncer, c’est en quelque sorte également renoncer aux fruits de son labeur dans le système d’emprise.

C’est au moment où l’on reçoit les gratifications symboliques, et que l’on connaît également suffisamment le système d’emprise, que ces gratifications se colorent d’un double sens: à la fois comme idéal et comme emprise.

Irène Pereira est sociologue et philosophe de formation, ses recherches portent sur l’éducation populaire. Cofondatrice de l’IRESMO (Institut de recherche et d’éducation sur les mouvements sociaux), Paris, http://iresmo.jimdo.com/

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