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La liberté d’expression ne peut être limitée que dans certains cas précis

Chronique des droits humains

Le 22 juin dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit par quatre voix contre trois que l’Espagne avait violé l’article 10 de la Convention, qui garantit la liberté d’expression, pour avoir condamné à un an de prison et sept ans de suspension du droit d’éligibilité un politicien basque indépendantiste en raison de sa participation à un hommage rendu à un ancien membre de l’organisation terroriste ETA1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 22 juin 2021 dans la cause Tasio Erkizia Almandoz c. Espagne (3e section)).

Le requérant, né en 1943, participa le 21 décembre 2008 en qualité d’orateur principal à un événement autorisé, sous le slogan «Indépendance et socialisme», organisé dans un village du Pays basque par la famille de José Miguel Benaran Ordenana, alias «Argala». Cet événement visait à rendre hommage à cet ancien membre de l’organisation terroriste ETA, assassiné trente ans auparavant par l’organisation terroriste d’extrême droite Battalon Vasco Espanol dans la localité française d’Anglet. Il eut lieu sur la place du village qui portait le nom du défunt. L’événement fut célébré sous un chapiteau. A l’intérieur, il y avait un chevalet posé sur une estrade, avec une grande photographie du défunt, ainsi qu’un écran sur lequel furent projetées des photographies de membres cagoulés de l’ETA et de prisonniers. Plusieurs performances furent menées à bien pendant l’hommage, notamment une danse d’épées au cours de laquelle les danseurs firent un salut militaire devant la photographie du défunt, une danse du drapeau pendant laquelle le drapeau de la communauté autonome du Pays basque fut brandi, ainsi que des improvisations populaires de vers en langue basque pendant que des musiciens jouaient d’instruments traditionnels basques. Le requérant fut l’orateur principal et appela le public à une «réflexion afin de choisir le chemin le plus adéquat», soit celui qui «allait faire le plus mal à l’Etat» et ce afin de «conduire le peuple vers un nouveau scénario démocratique». Au moment des faits, le requérant n’occupait plus aucun poste politique, même s’il avait été conseiller municipal de Bilbao de 1979 et 1983, puis député au parlement de la communauté autonome du Pays basque de 1984 à 1988. Il restait toutefois un homme politique de référence dans le cadre de l’un des courants du mouvement indépendantiste du Pays basque, nommé la «gauche abertzale».

Par arrêt du 3 mai 2011, la chambre pénale de l’Audienca Nacional condamna le requérant pour le crime d’apologie du terrorisme à la peine d’un an de prison et de sept ans de suspension d’éligibilité, considérant qu’il avait plaidé en faveur d’Argala en justifiant et en excusant ses actes. Pour l’Audienca Nacional, le discours s’inscrivait dans un clair soutien à des actions terroristes spécifiques, notant que cet événement avait été largement médiatisé. Le recours en cassation du requérant fut rejeté le 14 mars 2021 et, le 20 juin 2016, le Tribunal constitutionnel espagnol le débouta, notant que ce discours pouvait être qualifié de «discours de haine» et avait eu un impact public non négligeable.

La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Elle vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent: ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique. Elle peut certes être assortie d’exceptions, mais ces dernières doivent être d’interprétation restrictive. L’élément essentiel à prendre en considération est de savoir si le discours exhorte à l’usage de la violence ou qu’il constitue un discours de haine. En l’espèce, bien qu’il s’agisse d’un discours prononcé dans le cadre d’un hommage à un membre de l’organisation terroriste ETA, la Cour considère qu’il ne justifiait pas les actes terroristes ni faisait l’éloge du terrorisme. Au contraire, le requérant prônait une réflexion afin d’entamer une nouvelle voie démocratique. La condamnation à une peine, de surcroît de prison, constituait une ingérence injustifiée dans la liberté d’expression du requérant.

Cet arrêt est suivi d’une très intéressante opinion séparée concordante du président de la section, le juge belge Paul Lemmens, qui relève notamment que le problème du caractère disproportionné de l’ingérence trouve sa source dans la loi espagnole elle-même, critiquée par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et par les rapporteurs spéciaux de l’Organisation des Nations unies2>Carnet des droits de l’homme du 4 décembre 2018: l’utilisation de la législation antiterroriste à mauvais escient menace la liberté d’expression, consultable sur www.coe.int.

Notes[+]

Pierre-Yves Bosshard est avocat au Barreau de Genève, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

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