Chroniques

Rire de tout?

En coulisse

La vidéo d’un sketch au message transphobe publiée sur le site du journal Le Temps1>«TOC! une euphorie de genres», 15 mars 2021, www.letemps.ch/video/societe/toc-langage-epicene-nulles a déclenché une polémique virulente sur les réseaux sociaux et à la télévision ces derniers jours en Suisse romande. Les éditoriaux des grands médias ont crié à la censure devant les réactions indignées des personnes concernées ou solidaires, et sont partis dans une croisade aux accents voltairiens pour le droit de rire de tout.

Il suffirait pourtant de renvoyer ces vaillants spadassins du clavier à la jurisprudence Dieudonné et aux lois antiracistes existantes pour montrer l’inanité et l’hypocrisie de leur discours. Mais la façon d’appréhender la problématique a biaisé le véritable travail d’analyse. En présentant l’affaire comme un cas d’école de libre expression contre la censure, les médias dominants ont acquis une grande partie de l’opinion publique à leur cause. Il existe pourtant une autre manière d’aborder le problème, soigneusement évitée par les faiseurs et faiseuses d’opinion: celle qui consiste à étudier le contexte et les forces en présence, s’intéresser au monde réel (dont l’humour doit être le reflet critique), se soucier des humain·e·x·s qui composent ce monde.

L’humour n’est pas un phénomène hors-sol. Il est un phénomène social au même titre que tous les autres. Il s’inscrit dans un champ politique. L’humour est un vecteur, qui diffuse du contenu, dont le but premier est de faire rire, de faire du bien. Quand le contenu ne fait pas rire et ne fait pas du bien, il est légitime d’interroger les ressorts de cet échec. Un sketch peut être raté parce que le gag n’est tout simplement pas drôle, sans que cela porte à conséquence. Il peut aussi ne pas être drôle et s’inscrire dans un contexte de discrimination objective, duquel il se porte complice, volontairement ou non.

La question consistant à se demander d’où on parle est une question politique. Les messages discriminatoires passent plus difficilement la rampe qu’avant, car certaines luttes ont gagné du terrain. Nous vivons une époque passionnante, dans laquelle des catégories de personnes dominées depuis des siècles s’organisent et se défendent. Black Lives Matter, #MeToo, #MeTooinceste, le collectif «vérité pour Adama», les différents mouvements LGBTQI+ sont autant de manifestations concrètes et réjouissantes du réveil des forces vives de l’humanité. Elles se lèvent contre les pouvoirs patriarcaux, capitalistes, racistes, hétéro-normés. En Occident, elles font prendre conscience – à qui veut entendre– des disparités au sein de la société. Elles participent au progrès de l’humanité.

Mais il s’agit de luttes. De luttes compliquées, parfois disparates, fragiles, portées par des personnes qui n’ont justement pas le pouvoir et se heurtent à sa machine. Des victoires fragiles peuvent être conquises. #MeToo a réussi à influencer la conscience collective sur la question du sexisme; ce qui était permis en termes de harcèlement masculin est aujourd’hui moins toléré. Pour autant, le patriarcat n’a pas disparu. Tout reste encore à faire. Black Lives Matter n’a pas mis fin au racisme structurel aux Etats-Unis, ni aux crimes racistes. Et la classe dominante productrice des inégalités de races, genres et classes n’a aucune raison de se laisser faire. Elle se bat pour conserver l’essentiel de ses prérogatives, par des méthodes diverses, comme la répression policière, la propagande, l’aliénation, la récupération. Elle a surtout un besoin vital d’éviter que la majorité du peuple n’adhère à ces luttes. Si la convergence des luttes aboutit, et qu’une masse critique de gens s’y adjoint, alors la société peut radicalement changer. Dès lors, jeter le discrédit sur ces luttes est une opération essentielle pour le pouvoir.

On l’a dit, les mouvements en lutte répondent à des siècles d’humiliations, trouvent leurs terreaux dans des situations d’iniquité et de discrimination, sources de grande souffrance. Ils s’expriment avec force, vivacité. Il est facile pour les propagandistes du système de s’emparer des éléments de ces luttes qui ne cadrent pas avec la bienséance du débat soi-disant démocratique. Jeter l’opprobre sur les méthodes de luttes, présenter les revendications comme trop extrêmes est le béaba de la manipulation systémique. Malheureusement ça marche. La presse française, par exemple, attise l’inquiétude: les Unes du Point ou de Marianne avertissent avec une régularité métronomique du «danger» de la «cancel culture», de la «dictature» des antiracistes, des «actions de censure» des mouvements LGBTQI+, etc. Ce discours donne à penser que les revendications des dominé·e·x·s sont hégémoniques dans l’espace public et politique. Il fait croire que la provocation absolue, la transgression suprême, la manifestation la plus vive de la satire consiste à brocarder les minorités. Les réactions des personnes stigmatisées devant certaines déclarations, sketches ou dessins à message discriminatoire paraissent attester que la censure des minorités est omniprésente dans nos sociétés… Alors que c’est exactement l’inverse!

La méthode populiste consistant à jeter l’opprobre de la majorité sur une minorité est efficace. Il existe des discours populistes, des livres populistes, des dessins populistes, de l’humour populiste. S’opposer à un humour populiste, ce n’est pas être contre l’humour, mais contre le populisme! Il est intéressant de constater à quel point cette analyse est inaudible chez la plupart de nos contemporain·es. Le leitmotiv du «on ne peut plus rien dire» génère des réactions hystériques et empêche toute compassion avec les personnes stigmatisées, toute réflexion. Or dans nos sociétés, «on» n’est pas neutre. «On» définit essentiellement une majorité blanche hétéro-normée. Une majorité qui devrait comprendre que l’émancipation des personnes dominées permettra aussi la sienne. Plus que jamais il faut continuer les luttes, ne rien lâcher. Et amener le débat au niveau supérieur.

Notes[+]

* Auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com

Opinions Chroniques Dominique Ziegler

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lundi 8 janvier 2018

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