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La qualification de «terroriste» doit reposer sur des faits concrets et prouvés

Chronique des droits humains

Le 15 décembre, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité que la Turquie avait violé les articles 6§1, soit le droit à un procès équitable, et 8, qui protège le respect de la vie privée et familiale, de la Convention en raison du licenciement du requérant, étiqueté comme «terroriste» et «traître» après la tentative de coup d’Etat avortée du 15 juillet 20161>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 15 décembre 2020 dans la cause Hamit Piskin c. Turquie (2ème section)..

Le requérant, né en 1982, était employé depuis le mois de décembre 2010 en qualité d’expert à l’agence de développement d’Ankara. Ces agences sont des entités chargées de promouvoir la coopération dans la mise en œuvre des politiques de développement régional au niveau local entre le secteur public, le secteur privé et les organisations non gouvernementales. L’agence d’Ankara disposait d’un budget conséquent (plus de 64 millions d’euros en 2018) et comptait 64 employés, dont 28 experts, tel le requérant, qui s’acquittent de fonctions importantes comme le suivi, l’évaluation et la supervision des projets et activités soutenus par l’agence ainsi que la présentation de rapports y afférents.

Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques fit une tentative de coup d’Etat militaire afin de renverser le parlement, le gouvernement et le président de la République. Au cours de cette nuit, plus de 250 personnes furent tuées et plus de 2500 blessées. Le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l’état d’urgence et adopta une série de décrets-lois, dont l’un imposait aux organismes dépendant d’un ministère de licencier leurs employés considérés comme appartenant, ou étant affiliés ou liés à des organisations terroristes ou à des organisations désignées comme «structures illégales». Le 26 juillet 2016, le comité directeur de l’agence décida de licencier six personnes, dont le requérant. Ce dernier reçut le 12 août suivant cette décision qui mentionnait uniquement que le contrat de travail avait été résilié en application du décret-loi.

Les actions entreprises par le requérant pour contester ce licenciement devant les tribunaux civils turcs furent toutes rejetées. En revanche, l’enquête pénale engagée par le parquet général d’Ankara pour appartenance à une organisation terroriste armée fut classée en 2018 au motif qu’il n’y avait pas assez de preuves justifiant les soupçons pour intenter une procédure pénale.

La Cour constate que les juridictions turques avaient renoncé à leur compétence d’examiner toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour statuer sur la cause du requérant, en se contentant du point de vue de l’employeur et en s’abstenant de rechercher ou de vérifier les bases factuelles de ce point de vue. Elles s’étaient bornées à examiner la question de savoir si l’organe ayant décidé de résilier le contrat de travail était compétent et si la résiliation avait une base légale. Par conséquent, le requérant n’a pas eu droit à ce que sa cause soit entendue équitablement. En outre, ce licenciement non justifié a eu de graves conséquences négatives sur son «cercle intime», sur sa possibilité de nouer et de développer des relations avec autrui, ou sur sa réputation. En particulier, comme son licenciement était fondé sur ce décret-loi exceptionnel, les employeurs n’osent pas lui proposer un nouvel emploi.

Cet arrêt important, de près de 80 pages, publié en même temps en français et en anglais, fait l’objet de plusieurs opinions séparées, notamment celle de la juge islandaise qui relève que la protection des droits doit être concrète et non illusoire.

Cette jurisprudence fait écho au débat actuel en Suisse autour du projet de loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme qui fait l’objet d’un référendum2>Feuille fédérale 2019 pp. 4541 ss.. Avant son adoption par les Chambres fédérales, d’éminents juristes et professeurs de droit avaient mis en garde contre un projet de loi qui instaure une répression pénale sans garanties procédurales, fait appel à des notions imprécises, notamment celle de terroriste potentiel, et est contraire aux droits déduits des conventions internationales.

Notes[+]

* Avocat au Barreau de Genève, président de l’Association des juristes progressistes.

Opinions Chroniques Pierre-Yves Bosshard

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