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Marchands de doute

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La réintroduction en France des néonicotinoïdes a été précédée par une campagne de presse orchestrée par des journalistes spécialisés… dans la désinformation. Cette campagne a démarré tôt, puisqu’on note le premier article alarmiste dans le «quotidien libéral, européen et pro-business» français L’Opinion, le 26 mai 2020, soit un peu plus d’un mois après les semis de betterave. Emmanuelle Ducros, en charge du dossier agricole pour L’Opinion, titre: «Ces pucerons qui menacent notre souveraineté alimentaire».

La campagne se poursuit tout l’été à un rythme soutenu dans L’Opinion. Le 29 juillet, une lettre ouverte au président de la République intitulée «Halte au sabordage de la filière betterave» est publiée. Le 5 août, Ducros reprend la plume: «Dogmatisme écolo, l’été meurtrier». Le même jour, le site du journal propose une chronique vidéo sur le thème. Puis, le 4 septembre, c’est Nicolas Beytout, fondateur du journal, qui consacre à l’affaire sa chronique dans la matinale d’Europe 1, fustigeant les «dégâts de l’idéologie écologiste». Dès le mois de septembre, le relai est pris par Le Point (Géraldine Woessner) et par le site de désinformation agricole de Gil Rivière Wekstein: Agriculture et environnement.

Très vite, le nouveau ministre français de l’Agriculture, Julien Denormandie, dépose au parlement un projet de loi réintroduisant des néonicotinoïdes. Dès le mois d’août, il est clair que l’industrie sucrière obtiendra le retour des semences de betteraves enrobées. Le 31 août, le député de la majorité Jean-Baptiste Moreau déclare dans Le Betteravier français: «Je suis plutôt confiant pour le projet de loi néonicotinoïdes».

L’enjeu de cette campagne de presse n’est pas d’obtenir des mesures de la part du gouvernement: elles sont prises. Il s’agit de faire naître le doute dans l’esprit du public. Doute sur la dangerosité des néonicotinoïde, doute sur la possibilité d’une production de sucre sans ces produits, doute sur les intérêts effectifs de l’agro-industrie dans ce dossier. L’omniprésence sur Twitter des journalistes engagés pour la réintroduction du pesticide, comme Emmanuelle Ducros, Gil Rivière Wekstein ou Géraldine Woessner, montre à quel point il s’agit de diffuser des contre-feux par tous les moyens.

Dans le très bon éditorial du dernier numéro de la revue de sciences sociales Zilsel, le physicien Bruno Andreotti remarque que «les contre-feux sur les sujets politiques qui touchent aux risques et aux normes de régulation industrielles et agricoles (des nitrites dans la charcuterie aux voies potentielles de contamination de l’eau potable en cas d’accident industriel) sont alimentés à flux tendu par la communauté pseudo-rationaliste […]».

Car c’est en effet au nom d’une approche rationaliste que Ducros, Woessner ou Wekstein se répandent dans les médias et sur les réseaux sociaux. Les voix critiques de l’agro-industrie sont, sous leurs plumes, systématiquement assimilées aux pires formes d’obscurantisme et de refus de la raison. Ils amalgament volontairement science et politique technologique de façon à pouvoir accuser les opposants à tel ou tel usage technique de refus de la science. Enfin, ils se présentent comme des victimes de l’irrationalité de l’époque qui les empêchent d’être entendus.

On pourrait considérer ces chroniqueurs comme des phénomènes marginaux peu dignes d’intérêt. Mais comme le montrent l’article d’Andreotti et le récent ouvrage Les gardiens de la raison,  1> Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison, Enquête sur la désinformation scientifique, La Découverte, septembre 2020, 368 p. les porte-voix du pseudo-rationalisme ont toujours partie liée avec «la réactualisation autour de la science de tout le credo conservateur» (p. 15). Et ce n’est pas un hasard si, s’agissant du changement climatique, de l’agro-industrie ou de l’origine biologique des inégalités, les positions défendues par les Woessner, Wekstein et Ducros sont celles de Trump, d’Orban ou de Bolsonaro. La réintroduction des néonicotinoïdes n’a rien d’un geste technique: c’est un élément d’un programme politique dont l’ensemble menace rien moins que la vie démocratique.

Notes[+]

Notre chroniqueur est observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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