Chroniques

Survivre à l’extrême (1/2)

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Qu’est-ce qui caractérise les personnes qui ont survécu à des expériences extrêmes? Pour tenter de répondre à cette question, il est possible de comparer les expériences personnelles et les analyses de James Bond Stockdale et de Victor Frankl sur la survie dans des camps de prisonniers.

Stockdale: entrer dans le monde d’Epictète

James Bond Stockdale (1923-2005) était un officier américain qui a survécu pendant sept ans en tant que prisonnier de guerre dans un camp vietnamien, où il a été soumis à la torture et à des mauvais traitements.

Avant la guerre, Stockdale s’intéresse à la philosophie, en particulier celle des stoïciens. Au moment où son avion de combat est touché, Stockdale se dit: «Je rentre dans le monde d’Epictète». Du philosophe grec stoïcien, Stockdale se souvient en particulier de la distinction entre «ce qui dépend de nous» et «ce qui ne dépend pas de nous». Il décide d’appliquer cette règle durant sa vie dans le camp. Il accepte de jouer le rôle social que lui a imparti le destin, à savoir celui de prisonnier. Mais pour supporter sa situation, il garde à l’esprit qu’il peut avoir un contrôle sur ses sentiments de peur et d’angoisse.

Dans le camp, il essaie de soutenir les autres prisonniers en maintenant en particulier une règle, celle selon laquelle un soldat ne peut pas négocier pour sa propre liberté, mais seulement pour la liberté de tous les prisonniers.

Par la suite interrogé sur son expérience, et notamment sur ce qui distinguait les survivants du camp de prisonniers de ceux qui y étaient morts, Stockdale a répondu que les seconds étaient des «optimistes». Ceux qui pensaient qu’ils allaient être libérés à Noël et qui, lorsque la date arrivait et qu’ils n’étaient pas libérés, mouraient le cœur brisé.

Il est intéressant de noter que le stoïcisme et les «exercices spirituels» (Hadot) des stoïciens constituent une source théorique des thérapies cognitives actuelles. Ces approches visent non pas à ce que le patient modifie la réalité, mais à ce qu’il modifie son jugement sur la réalité.

Victor Frankl: une psychologie existentialiste

Victor Frankl (1905-1997) était un psychiatre autrichien. Avant la Seconde Guerre mondiale, il refuse de participer à l’euthanasie des malades mentaux par les nazis. Par la suite, il est interné dans des camps de concentration, dont celui d’Auschwitz. Toute sa famille a péri dans les camps. Il est resté le seul survivant. Dans un ouvrage intitulé Découvrir un sens à sa vie (1946), il revient sur la question: qu’est-ce qui caractérisait les personnes ayant survécu à l’expérience concentrationnaire?

Victor Frankl a été tout d’abord surpris de constater que ce n’était pas les personnes en apparence les plus robustes physiquement qui avaient survécu. Il s’agissait plutôt, selon lui, des personnes qui avaient la vie spirituelle la plus riche. Car elles étaient capables d’y trouver un refuge en dépit de la dureté du camp. Pendant sa détention, Frankl s’imaginait à la fin de la guerre en train de donner des conférences sur la psychologie des prisonniers dans les camps de concentration. Les survivants étaient également, selon lui, les personnes qui étaient capables de donner un sens à leur vie. Le sens de l’existence consistant alors pour lui en l’espoir de revoir sa femme et de pouvoir rédiger de nouveau le livre dont il avait perdu le manuscrit. En qualité de médecin, il s’était par ailleurs porté volontaire pour soigner les prisonniers malades du typhus, se disant que, quitte à mourir, autant le faire en étant utile aux autres.

Les positions de Victor Frankl sont proches de la philosophie existentialiste; il est d’ailleurs l’un des fondateurs de la psychologie existentielle. Il refuse l’idée que l’être humain soit totalement déterminé par son histoire psychologique (contrairement à la psychanalyse) ou encore par les conditions socio-historiques. Il trouve dans son expérience des camps la preuve empirique de l’existence d’une liberté humaine. Ainsi il se souvient avoir vu certains prisonniers, au péril de leur vie, venir en aide à d’autres prisonniers en leur donnant de la nourriture.

Y-a-t-il des points communs à ces deux expériences?

James Bond Stockdale et Victor Frankl ont voulu, à partir de leur vécu personnel de survie à une expérience extrême, généraliser ce qui leur avait permis de surmonter l’épreuve. On ne peut être que marqué par les différences entre ces deux expériences. Cependant y a-t-il des points communs entre ces deux profils? Chez les deux auteurs, une similitude réside dans la notion de «forteresse intérieure» qui vient du stoïcisme et qu’ils mobilisent tous les deux. Ils considèrent que ceux qui ont survécu sont ceux qui ont pu garder une «forteresse intérieure», une liberté d’esprit les empêchant d’être totalement soumis aux conditions matérielles du camp.

Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com.
Publication du second volet: jeudi 9 avril.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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