Le mot de la traductrice – Joëlle Bélard-Ruchonnet
Malgré l’ouverture des dialogues autour de la réalité de l’accouchement et des premiers temps avec le nouveau-né, le tabou du post-partum reste difficile à briser. Juliana Restrepo nous invite dans l’intimité des premiers pas de la maternité et, dans un récit entre douleur et fatigue, nous peint le visage de l’épreuve délicate du post-partum. Elle décrit un quotidien brutal, lent et douloureux. Ce texte fait partie du recueil Cuerpos, veinte formas de habitar el mundo (Corps, vingt façons d’habiter le monde) – les corps féminins à l’épreuve de la littérature. Dans cette œuvre, vingt autrices colombiennes révèlent leurs approches du corps/des corps et les questionnements qui y sont liés. Sexualité, maternité, interdits ou encore relations familiales, les voix secouent le piédestal du patriarcat et interrogent nos façons d’habiter ce corps – ou/et de l’appréhender.
La deuxième nouvelle de ce recueil est celle de Juliana Restrepo, exposant le nouveau corps maternel, rompu et douloureux. Mais ce récit est avant tout celui de l’absence. Absence du père principalement – Suzana, la narratrice principale, est seule à assumer les nouvelles responsabilités de la parentalité. Les phrases sont courtes, de structure simple et souvent répétées. Elles laissent transparaître la lassitude et la fatigue de cette jeune mère incapable d’en dire beaucoup plus, d’en faire plus. Entièrement à la première personne, le récit s’alourdit en français. Pour rendre la finesse du texte source, certaines phrases ont été reformulées, transformées à la voix passive ou en phrase complexe.
Nous avons, toutefois, fait attention à ne pas trop réduire les occurrences du «je» pour ne pas perdre l’omniprésence de la narratrice. Celles-ci renforcent, en effet, le sentiment de solitude face aux responsabilités et aux difficultés physiques et morales du post-partum. Pour contrer cet isolement et trouver la force de survivre, Suzana se dédouble. Non seulement son corps donne vie à un autre être humain mais son esprit génère également un double d’elle-même, capable et nécessaire pour la guider et ordonner ses gestes et actions. Dans le texte, ce dédoublement apparaît sous la forme d’une voix intérieure en italique. Si en espagnol sa force et son ton sont évidents, la traduction française perdait ces dimensions. Le changement de ponctuation et le passage à l’impératif nous ont permis de redynamiser les monologues et de retrouver l’oralité de ces passages.
En nous plongeant dans l’intimité de son personnage, Juliana crée une grande proximité avec la lectrice ou le lecteur. Cela interroge la distance que nous pourrions mettre lors de la traduction de termes ou concepts propres au pays et à l’univers culturel et linguistique de l’autrice. Sans en faire un texte neutre, hors du temps et de l’espace, nos choix encouragent l’identification avec la narratrice.
Finalement le titre : Dejar caer (laisser tomber) – si chargé de sens en espagnol et écho à la fin de la nouvelle, ne pouvait être traduit littéralement en français. Nous y perdions beaucoup plus que la pluralité des sens ; la force de l’écho et l’énergie ne survivaient pas. Après discussion et concertation avec l’autrice, nous avons choisi Absence – celle-là même qui rend cette journée si difficile, l’absence du père de l’enfant, l’absence de soutien et de bienveillance des regards extérieurs – entre autres.
Cette brève évocation des problématiques de traduction laisse entrevoir quelques-unes des difficultés et richesses de l’exercice et rappelle que celui-ci est, principalement, question d’équilibre et de choix entre deux langues, deux contextes et deux approches. Travailler avec les conseils d’une traductrice expérimentée comme Margot Nguyen Béraud permet une résonance des questions de traduction et donne une profondeur à l’approche et à la remise en question du texte nouvellement produit. Parfaire cela par une discussion avec l’autrice était l’occasion d’effacer les derniers doutes et de s’assurer de la bonne mélodie de la nouvelle.