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Pas de faveurs pour les personnalités publiques

Chronique des droits humains

Mardi dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit que la Turquie avait violé l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit la liberté d’expression, pour avoir condamné l’éditeur d’un livre retraçant la biographie d’une personnalité d’origine kurde. Selon les autorités judiciaires turques, l’ensemble de cet ouvrage était imprégné de sentiments de mépris de cette personnalité envers l’Etat turc et de sa sympathie pour la cause kurde en ­Turquie1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 2 juillet 2019 dans l’affaire Ahmet Önal c. Turquie (n°2) (2e section)..

Le livre était paru en décembre 1999 et, par acte d’accusation du 22 mars 2000, le procureur de la République d’un district d’Istanbul inculpa l’éditeur des chefs d’insulte au président de la République – à l’époque Monsieur Süleyman Demirel –, de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’Etat, en raison du contenu de ce livre. Le 7 février 2006, la Cour d’assises condamna cet éditeur à une amende de plus de 1000 euros pour les infractions reprochées. Dans son arrêt, la Cour d’assises considéra que certains passages du livre dépassaient les limites de la critique, dénigraient l’Etat – qui, présenté comme agissant comme une mafia et comme dirigeant des groupes mafieux, était qualifié de mafieux –, insultaient le président et dénigraient les forces de sûreté de l’Etat. Ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation turque le 3 avril 2007.

La Cour européenne des droits de l’homme a relevé que si les passages retenus par les tribunaux pénaux turcs brossaient effectivement un tableau négatif de l’Etat turc dans un récit à connotation hostile et contenaient des critiques acerbes et exagérées envers les autorités étatiques – lesquelles étaient notamment qualifiées de mafieuses et se voyaient attribuer plusieurs faits criminels –, ces passages étaient cependant dépourvus de tout caractère gratuitement offensant ou injurieux et n’incitaient ni à la violence ni à la haine. La Cour a donc considéré que la condamnation pénale du requérant ne répondait pas à un besoin social impérieux et qu’elle n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.

En ce qui concerne la condamnation pour insulte au président de la République, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible sont par principe plus larges à l’égard d’un homme politique visé en cette qualité qu’à celui d’un simple particulier: à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens; il doit par conséquent montrer une plus grande tolérance. La Cour constate que la législation turque accorde au contraire au président de la République un niveau de protection plus élevé qu’à d’autres personnes – protégées par le régime commun de la diffamation – à l’égard de la divulgation d’informations ou d’opinions les concernant et prévoyait des sanctions plus graves pour les auteurs de déclarations diffamatoires. La Cour rappelle qu’elle a déjà déclaré qu’une protection accrue par une loi spéciale en matière d’offense n’était, en principe, pas conforme à l’esprit de la Convention. Elle l’avait affirmé avec force dans le cas de la condamnation par la France de journalistes du journal Le Monde pour offense envers le roi du Maroc2>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 25 juin 2002 dans l’affaire Jean-Marie Colombani et autres c. France (2e section) , ou dans le cas de la condamnation du porte-parole d’un groupe parlementaire de la gauche indépendantiste au Parlement de la communauté autonome du Pays basque pour offense au Roi d’Espagne3>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 15 mars 2011 dans l’affaire Arnaldo Otegi Mondragon c. Espagne (3e section). La Cour rappelle aussi que, s’il est tout à fait légitime que les personnes représentant les institutions de l’Etat soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale.

La question se pose aussi de manière récurrente en Suisse où ces dernières années des propositions d’abolir la norme pénale réprimant l’outrage à des Etats étrangers ont été déposées. La dernière n’a été classée que par une courte majorité du Conseil national le 21 juin dernier par 99 voix contre 92.4>Initiative parlementaire Beat Flach 16.430 Lèse-majesté. Abroger l’article 296 CP.

Notes[+]

L’auteur est avocat au Barreau de Genève, et membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

Opinions Chroniques Pierre-Yves Bosshard

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