Chroniques

L’agir éthique en éducation: une priorité

L'actualité au prisme de la philosophie

Avec la colonisation du monde vécu par la rationalité technique, les enseignant-e-s et les éducateurs/trices tendent à se poser des questions techniques plutôt qu’éthiques.

Les valeurs de l’éducation. La colonisation du monde vécu par la rationalité instrumentale désigne chez le philosophe Jürgen Habermas le fait que, dans notre vie quotidienne, nous nous sentons de plus en plus contraint-e-s à réfléchir uniquement en termes d’agir stratégique, d’efficacité et de performance.

Cette colonisation des esprits a lieu également en éducation. Pourtant, l’éducation semble une sphère d’activité profondément tournée vers des valeurs humanistes. On pourrait s’attendre à ce que les enseignant-e-s s’interrogent en premier lieu sur les valeurs humaines qu’ils ou elles désirent développer à travers leur pratique professionnelle. Mais tel n’est pas le cas.

Bien souvent, la première question qu’est conduit-e à se poser un-e enseignant-e est d’ordre technique et appelle une réponse technique. Ceci provient de la contrainte sociale à l’agir stratégique qui tend à passer avant les valeurs humaines.

L’exemple de la différenciation pédagogique. Les enseignant-e-s se plaignent souvent en France d’être confronté-e-s à des classes hétérogènes. Pour faire face à cette difficulté, ils ou elles recherchent des solutions à travers la différenciation pédagogique. La question qu’ils ou elles vont alors bien souvent se poser, c’est comment organiser techniquement une telle différenciation.
En réalité, avant de se poser la question sous forme technique, il est nécessaire de se la poser sous forme éthique. Tout d’abord, la différenciation pédagogique ne va pas de soi. En effet, différencier, c’est rompre avec le principe d’égalité de traitement des usagers devant le service public.

Néanmoins, la différenciation est rendue possible sur le plan déontologique, en France, par l’existence depuis 1989 dans la loi d’un principe selon lequel l’école vise à rétablir l’égalité des chances.

Néanmoins, comme souvent en matière de déontologie enseignante, le cadre est contradictoire et laisse ainsi une marge d’interprétation aux enseignant-e-s. En effet, il leur est demandé de faire progresser tous les élèves, mais en même temps de réduire les inégalités sociales (art. L111-1 du code de l’éducation).

Or si l’on fait progresser également tous les élèves, sachant que la France est le pays de l’OCDE dont le système scolaire reproduit le plus les inégalités scolaires, il y a alors de fortes chances que la situation continue telle quelle.

Un choix éthique. En fait, effectuer de la différenciation pédagogique ne suppose pas en premier lieu des choix techniques, mais des choix éthiques. Il s’agit d’abord de choisir entre l’égalité et l’équité. Ensuite, de choisir entre différentes règles possibles de l’équité. S’agit-il en effet de différencier pour faire progresser tous les élèves, en faisant en sorte entre autres que les plus forts ne soient pas ralentis par les plus faibles? Ou, au contraire, de différencier, par exemple en accordant plus de temps et d’attention aux élèves les plus en difficulté?

Notre expérience de formatrice d’enseignants nous a appris que, formulé en ces termes, ce dilemme laisse apparaître des choix éthiques chez les jeunes enseignant-e-s qui peuvent possiblement contribuer à la reproduction des inégalités sociales.

En effet, les enseignant-e-s stagiaires en formation que nous avons interrogé-e-s à ce sujet considèrent dans leur très grande majorité qu’il s’agit de ne pas ralentir les élèves les plus forts. Pour eux, s’occuper en priorité des élèves en difficulté reviendrait à délaisser les élèves les plus performants.

Pourtant, ce choix n’a rien d’évident puisque le code de l’éducation précise que l’Education nationale vise à favoriser l’égalité des chances et à réduire les inégalités sociales.

Pour ce que nous appelons la «socio-éthique», à savoir une éthique en cohérence avec les finalités que nous nommons socio-éthiques contenues dans les textes de l’institution – développement des principes démocratiques, lutte contre les inégalités sociales et refus des discriminations –, il s’agit au contraire de favoriser l’égalité des chances pour réduire les inégalités socio-scolaires.

La primauté de l’agir éthique sur l’agir technique. De manière générale, pas seulement en éducation mais également dans d’autres secteurs, les professionnels devraient apprendre d’abord à se poser des questions éthiques et à effectuer leurs choix techniques en fonction des choix éthiques qu’ils ont effectués.

Ce que Theodor Adorno appelle «la conscience réifiée» dans une conférence intitulée «Eduquer après Auschwitz» désigne justement la tendance de l’être humain moderne à mécaniser et techniciser sa réflexion en omettant de se poser les questions éthiques qui devraient pourtant orienter en priorité son action.

Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris,
iresmo.jimdo.com.

Publications récentes: Bréviaire des enseignant-e-s – Science, éthique et pratique professionnelle, Editions du Croquant, 2018, et Philosophie critique en éducation, Didac-philo, 2018.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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