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Les multinationales de l’alcool à l’assaut du continent africain

EST-CE BIEN RAISONNABLE?

Il n’est que 10 h du matin, mais la table de cette gargote du quartier de Yopougon, à Abidjan, est déjà recouverte de bouteilles de bière, vides. «C’est leur travail», s’exclame une passante, en haussant les épaules d’un air résigné. Des jeunes désœuvrés se retrouvent au «maquis» pour tuer le temps, monter un business, et se mettent à plusieurs pour achever un «casier». Boire de la bière ou des alcools forts est un passe-temps comme un autre, qu’aucune mise en garde ou campagne d’information sur les dommages pour la santé ne vient troubler. Bien au contraire: les publicités qui vantent joyeusement les mérites de l’alcool quadrillent les capitales, jusqu’au fin fond de la brousse.

La légende du football Didier Drogba fait de la pub pour la bière depuis des années, tout comme les stars de la chanson. Et lorsque, en avril dernier, une brasserie ultramoderne, Brassivoire, fruit d’une joint-venture entre Heineken et CFAO, a été inaugurée dans la zone industrielle d’Anyama, à une vingtaine de kilomètres d’Abidjan, plusieurs ministres – y compris le vice-président et le premier ministre de Côte d’Ivoire – étaient présents, aux côtés de hauts responsables de ces deux groupes. Comme pour d’autres secteurs économiques, le continent africain apparaît comme l’ultimate border, la dernière frontière à conquérir pour les multinationales de l’alcool, qui se livrent une guerre sans merci pour la conquête de ces marchés très convoités.

L’Afrique subsaharienne est actuellement la cible d’un marketing très agressif de la part des géants du secteur, tels que Carlsberg, AB InBev, le plus grand groupe brassicole au monde, qui siège à Louvain en Belgique, Diageo (la bière Guinness, le gin Gordon’s, la vodka Smirnoff) ou encore Heineken, dont les méthodes contestables ont fait l’objet d’une enquête approfondie par le journaliste Olivier van Beemen, qui en a tiré un livre, Heineken en Afrique, qui a fait grand bruit. Ces groupes détiennent la quasi-totalité du marché de la bière sur le continent africain, un marché florissant, incarné par ces immenses cathédrales des temps modernes que sont les brasseries dans les zones industrielles des capitales africaines.

Dans des contextes économiquement sinistrés, où une bonne partie de la jeunesse est au chômage, la tentation est d’autant plus grande de sombrer dans un alcoolisme qui n’est que peu ciblé par des campagnes de prévention. Boire entre amis est au contraire valorisé par la publicité comme un acte convivial, une manière de passer du bon temps. Ou d’avoir du succès auprès du sexe opposé. Les autorités sanitaires peinent à faire entendre leur voix face à la montée en flèche de maladies liées à une consommation excessive d’alcool, aux comas éthyliques à répétition, dans un contexte où les défis en matière de santé sont nombreux. Les velléités des autorités de limiter une publicité omniprésente, aux stratégies ultra sophistiquées qui associent les grandes marques de boissons alcoolisées à des activités culturelles ou sportives, se heurtent à des lobbies très puissants. Lesquels, à la moindre limitation de leurs activités, brandissent la menace de la suppression d’emplois.

Les industriels tirent en tout cas profit de contextes moins réglementés qu’en Europe pour vendre leurs produits sans entraves. Résultat: dans certains pays africains, telle l’Afrique du Sud, l’alcoolisme est devenu un véritable problème de santé publique. Et représente désormais la troisième cause de mortalité dans le pays, avec plus de 7000 décès par année liés à la consommation d’alcool. L’Afrique du Sud compte par ailleurs le plus fort taux d’alcoolisme fœtal, dû à la forte consommation d’alcool par les femmes dans ce pays. Comme pour le tabac, les femmes et les jeunes sont les cibles privilégiées des multinationales de l’alcool, bien décidées à pénétrer ce marché prometteur, avec un potentiel de millions de nouveaux clients.

Journaliste.

Opinions Chroniques Catherine Morand

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lundi 8 janvier 2018

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