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La religion et la gauche (II)

Chroniques aventines

Dans La Haine de la religion, le professeur de philosophie Pierre Tevanian constate que nombre d’athées et autres «chasseurs de voiles» se réclament de l’autorité de Marx, voire de celle d’Engels, de Lénine ou encore de Rosa Luxemburg. Le font-ils à bon droit? Non, répond Tevanian, qui pointe même une réprobation, chez le natif de Trêves, à l’endroit de «l’irréligion militante et autoritaire». Le marxisme a, selon notre auteur, relégué à l’arrière-plan le combat antireligieux issu des Lumières – le dénonçant comme un écueil à la cause prolétarienne.

Penchons-nous sur la «lettre» marxienne. Dans Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), son plus important écrit sur ledit sujet, Marx signale que «la misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il abandonne toute illusion sur son état, c’est exiger qu’il renonce à un état qui a besoin d’illusions. La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l’auréole. (…). La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique» (trad. M. Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, 1982).

Pierre Tevanian croit pouvoir affirmer que Marx considère que la religion tend à être indispensable dans ce monde-ci «tant qu’on ne le transforme pas de fond en comble pour le rendre enfin vivable». Elle n’est pas «l’ennemi», du moins. Dans un texte de 1905 («Socialisme et religion»), avec une arrière-pensée tactique sans doute, Lénine lui-même notait que le parti ouvrier social-démocrate de Russie ne devait pas «proclamer son athéisme»: «nous n’interdisons pas et ne devons pas interdire aux prolétaires qui ont conservé tels ou tels restes de leurs anciens préjugés de se rapprocher de notre Parti.» Nuance différente chez Rosa Luxemburg dans La Politique anticléricale du socialisme, mais nuance également: «(…) les socialistes doivent combattre le clergé en tant que pouvoir antirépublicain et réactionnaire, mais pas rallier l’anticléricalisme bourgeois.» Elle ajoute: «La guérilla permanente menée depuis une décennie contre les prêtres est pour la bourgeoisie française l’un des moyens les plus efficaces de détourner la classe ouvrière des questions sociales et d’étouffer la lutte des classes.»

D’une façon voisine de celle de Gilbert Achcar (cf. Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme – essais traduits chez Actes Sud en 2015), Tevanian analyse la métaphore de «l’opium»: d’une part, sédatif qui a pour conséquence un renoncement à la vérité sur le monde tel qu’il est et à l’engagement (car on perd le ressort de l’inquiétude); d’autre part, excitant pouvant – au contraire – porter à l’action. « L’espérance religieuse (…), nous dit l’auteur de La Haine de la religion, peut devenir la matrice d’un combat actif pour la justice ici-bas.»

«Expression de la misère réelle», la religion est également «protestation» affirmait effectivement Marx – sans pousser plus loin. Ce que fera Engels dans La Guerre des paysans en Allemagne (1850). S’intéressant lui aussi à cet épisode du XVIe siècle germanique et égrenant les revendications politiques et sociales de Thomas Münzer – l’un des chefs du mouvement paysan (abolition des rapports féodaux des corvées, fin des impôts et taxes qui pèsent sur les plus pauvres, expropriation des nobles et des monastères, partage des terres, égalité sociale tant en droit qu’en dignité, etc.), Pierre Tevanian n’hésite pas à parler de «luthérogauchisme».

A l’appui du volet de la «protestation» religieuse, Tevanian cite encore la philosophe Simone Weil, les prêtres ouvriers, les théologiens de la libération (on se reportera notamment sur ce point à Michael Löwy, La Guerre des dieux. Religion et politique en Amérique latine, Félin, 1998) ainsi que la théologie queer.

Avant de conclure, pointons tout de même deux difficultés qui nous taraudent en refermant les ouvrages de Tevanian: 1) Faut-il croire aujourd’hui encore que la fin des classes sociales puisse ­engendrer, à elle seule, la levée de toutes les discriminations (de sexe, de race, etc.)? N’y a-t-il pas là l’illusion d’un certain marxisme? 2) Prêtre soutenant que «la misère sociale avilit l’homme au point de l’éloigner de la parole divine», Münzer peut-il véritablement être convoqué pour appuyer la thèse la Critique de la philosophie du droit qui postule précisément l’inverse?

Nous terminerons en insistant sur la difficulté de tenir un discours absolu ou décontextualisé en cette matière. Mentionnons, à cet égard, le récit qui ouvre Dévoilements (Libertalia, 2012), un autre ouvrage de Tevanian. Nous sommes le 13 mai 1958, place du Gouvernement à Alger: à l’instigation d’une association caritative fondée par Lucienne Salan, l’épouse du commandant des forces armées françaises d’Algérie, «des femmes musulmanes sont exhibées sur un podium pour y brûler leur voile en signe d’émancipation (…). Frantz Fanon (in Résistance algérienne) décrit l’opération et raconte qu’en réaction de nombreuses Algériennes, dévoilées depuis longtemps, reprennent alors le voile, affirmant ainsi qu’il n’est pas vrai que la femme se libère sur l’invitation de la France et du général de Gaulle

*Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).
Le premier volet de cette chronique a paru jeudi 15 novembre 2018.

A noter la venue à Genève de Pierre Tevanian précisément sur le thème La religion, l’opium et la gauche, jeudi 29 novembre à 20h au Musée international de la Réforme (rue du Cloître 4) en collaboration avec La Marmite (www.lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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