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La religion et la gauche (I)

Chroniques aventines

L’année 2018 s’est avérée propice à l’interrogation des rapports du politique et de la religion. Suivons la perspective de Pierre Tevanian, professeur de philosophie d’un lycée de Drancy dans la banlieue nord de Paris (93) et cofondateur du site Internet «Les mots sont importants» (www.lmsi.net).

S’attachant au cas français, dans Dévoilements. Du hijab à la burqa: les dessous d’une obsession française (Libertalia, 2012) comme dans La Haine de la religion (La Découverte, 2013), l’essayiste note qu’une «révolution conservatrice» est à l’œuvre dans la compréhension de la laïcité. Ces quinze dernières années ont, en effet, vu l’Hexagone basculer d’une conception laïque et égalitaire de la laïcité à une conception religieuse et identitaire: en témoigne, pour Tevanian, le vote de la loi du 15 mars 2004 prohibant à l’école publique le «port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse».

Même constat d’un changement de paradigme chez une autre commentatrice avisée, historienne celle-ci, en la personne de Joan W. Scott dans La Religion de la laïcité (Flammarion, 2018). Elargissant la focale, Scott fait de la polémique du «Choc des civilisations» (Samuel Huntington, 1993) l’origine véritable de cette mutation. Entre autres considérations, deux faits lui paraissent devoir être relevés: 1) La vogue des discours ramenant l’Occident à la Chrétienté; 2) La transformation de la laïcité en étendard de la liberté et de l’égalité de genre – ce qu’elle n’était nullement à l’origine.

Quel est, pour Tevanian, ce principe originaire? La laïcité consiste, écrit-il, à «accorder les mêmes droits à toutes et tous, quelles que soient leurs croyances ou incroyances religieuses». Sur la question plus particulière du voile à l’école – relisant les textes de 1880, 1882, 1886 ou 1905 –, l’auteur observe que si la neutralité des locaux, des enseignants et des contenus enseignés est bel et bien attestée, celle des élèves ne l’est guère. La neutralité vaut pour les agents des services publics, pas pour les usagers.

Plus largement, la neutralité de l’espace public – espace qui ne saurait être la propriété de l’Etat – s’entend au sens où «le droit d’expression est le même pour tout le monde, sans privilèges ni discriminations». Or, la liberté de conscience garantie par la loi n’est qu’une coquille creuse si elle n’implique pas une libre expression. «La neutralité, précise Tevanian, réside en somme dans le fait qu’aucun groupe dominant ne monopolise la parole ou l’occupation de l’espace public, et que rien n’empêche les minoritaires de s’exprimer. Ce qui, de l’espace public, doit être neutre, c’est donc l’espace, pas le public (…).»

Dans La Mécanique raciste (La Découverte, 2018), Tevanian pointe ce qu’il tient pour l’un des fondements du dévoiement plus haut rappelé: celui-ci relève d’une incapacité ou d’un refus de penser l’articulation de l’égalité et des différences. Une incapacité qui qualifie, pour lui, le racisme: «On prêche l’égalité mais on ne l’accorde qu’à la condition expresse que d’aucuns – ou plutôt d’aucunes – renoncent à l’ostentation de leur différence.»

Arrêtons-nous à présent sur le piquant sous-titre de La Haine de la religion: «Comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche». L’essayiste commence par relever dans la gauche modérée ou radicale une posture majoritairement antireligieuse faite de rejet voire de mépris. Une posture traditionnelle, souligne-t-il, mais d’une rémanence coupable, selon lui, tant le contexte a changé: si l’anticatholicisme historique s’en prenait à un clergé puissant et étroitement lié à l’appareil d’Etat, la haine actuelle de la religion frappe surtout de simples fidèles d’une religion minoritaire qui plus est. Cette haine fait ainsi, note Tevanian, qu’elle l’assume ou non, le jeu de l’islamophobie, des injures quotidiennes et autres discriminations diverses.

*Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).
Le second volet de cette chronique est paru jeudi 22 novembre (voir ci-dessous).
A noter la venue à Genève de Pierre Tevanian précisément sur le thème La religion, l’opium et la gauche, jeudi 29 novembre à 20h au Musée international de la Réforme (rue du Cloître 4) en collaboration avec La Marmite (www.lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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