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La révérence discrète

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L’ancien et premier directeur du Théâtre Forum Meyrin, Jean-Pierre Aebersold, s’est éteint le 6 avril dernier. Il avait 74 ans. Nous saisissons l’occasion de cette chronique pour mettre quelque lumière sur la trajectoire d’un homme qui s’y est toujours soustrait.

C’est au sein d’une famille modeste que Jean-Pierre Aebersold voit le jour. Une modestie non rétive à la culture. Au contraire. La mère, notamment, rebelle, corsetée dans une vie trop étroite, a la passion de la littérature; elle dévore Zola, les Rougon-Macquart.

Après un apprentissage de mécanicien-électricien qui le rapproche de la réalité ouvrière et une pratique dans ce domaine – notamment dans les machines à billets des gares –, Jean-Pierre Aebersold change de voie et obtient, en 1972, le diplôme d’animateur socioculturel. Il suit un stage à la Jonction puis entre au Centre de loisirs des Pâquis et, dès sa construction par la Ville de Genève en 1979, devient responsable de sa petite scène – La Traverse – où la programmation qu’il imagine connait déjà une résonance régionale.

Dès les premières années de sa vie professionnelle, Aebersold fait œuvre de pionnier: pionnier des centres aérés, des Jardins Robinson, des Maisons de quartier – pionnier ainsi de la démocratie la plus locale, concrète et immédiate, d’une qualité de vie pensée, coproduite avec les habitants –, mais pionnier aussi de la représentation syndicale, notamment celle des monitrices et moniteurs de l’animation, à la VPOD.

En 1981, il prend part au collectif qui anime La Bâtie – alors festival des associations –, une coresponsabilité qu’il assumera jusqu’en 1994. Depuis 1984, il était par ailleurs également responsable du secteur «spectacles» du Théâtre Saint-Gervais où il soutient la production locale. Il inaugure, enfin, au milieu des années 1990 le Forum Meyrin – lieu qu’il dirige jusqu’en 2005.

Avec une lecture très subtile du positionnement possible d’une salle aussi ample dans le bassin de population meyrinois et plus largement régional, il propose une programmation pluridisciplinaire et interculturelle. Jean-Pierre Aebersold ouvre la scène meyrinoise à l’accueil, mais aussi – avec un volontarisme certain – à la création locale. Une création locale que son esprit internationaliste entend voir incarnée par la figure d’un Colombien – Omar Porras et son Teatro Malandro – et celle d’un Brésilien – le chorégraphe Guilherme Botelho et sa compagnie Alias.

Nous ne pouvons rappeler ici tous ses engagements dans le social ou la culture. Retenons combien Aebersold a incarné au plus près le croisement historique intervenu dans les années 1980 entre le mouvement de la diffusion culturelle et l’idéal de la démocratie culturelle. On peut considérer avec vertige ce parcours du champ social vers des responsabilités jouissant d’une plus grande estime publique; observons non seulement que notre homme a su traverser ces différents mondes tout en restant toujours le même mais également qu’une telle perpétuation incite à penser la cohérence de sa trajectoire; il n’y pas plus de gloire à concevoir une saison culturelle qu’à développer, dans Genève, à Saint-Jean d’abord, avec les parents, en collaboration avec le Mouvement populaire des familles, de véritables restaurants scolaires, à améliorer ainsi l’alimentation de centaines, de milliers d’enfants et le quotidien de leurs parents.

A Meyrin encore, sa veine sociale n’était évidemment pas tarie. Confiant dans l’humain, repérant des potentiels empêchés, il a su intégrer aux différents niveaux de cette institution des personnes fragiles, sans emploi voire en fin de droits. Jamais cette attention à la précarité – et non aux seuls livres de comptes – n’a nui à ce théâtre qui a vogué de succès en succès.

Aebersold n’était pas dupe des théoriciens, il se méfiait de l’éther des idées mais avait lui-même des convictions très ancrées; il était le sympathisant des causes les plus généreuses et universalistes. Rare, sa parole portait d’autant mieux. Il était pourvu d’une intelligence des situations. Sa sagesse puisait à deux sources solidaires: une présence aux autres, une qualité d’écoute peu commune que confirmait son regard intense et une capacité à prendre de la distance. Dans la tempête, il gardait son calme comme s’il évoluait dans l’œil du cyclone.

Aux Pâquis, à la Bâtie, à Saint-Gervais, à Meyrin, Jean-Pierre Aebersold a été un formidable animateur de collectifs, attentif à faire plus qu’à clamer qu’il faisait. Il était une figure du masculin faite de volonté, de courage, de modération, de loyauté, de discrétion et de douceur. Il aimait la vie, il était attaché à elle. Un homme droit, un homme vrai, un homme bien.

Le soir tard, au Portugal, sur sa terrasse – comme pour vérifier la modestie de notre humaine condition, comme si la conscience de celle-ci donnait paradoxalement accès à l’éternité –, Jean-Pierre Aebersold se fondait dans le silence pour mieux s’émouvoir du spectacle des étoiles filantes. Leur course impatiente, furtive et gracieuse à la fois, a fini de le tenter. Souhaitons qu’un long et paisible Portugal l’attende.

*Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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