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Le porno, cette séduisante marchandise

Une offre pornographique diversifiée, éthique et inclusive, capable de sortir la sexualité d’un hétérocentrisme phallocrate? Romain Roszak voit surtout là une «très rationnelle sectorialisation du marché». De fait, la pornographie constitue une «composante essentielle du capitalisme contemporain», selon le philosophe français. Entretien avec la revue Moins!.
Le porno, cette séduisante marchandise
Romain Roszak: «Que des minorités sexuelles s’approprient les postes de direction [de l’industrie du porno] ne les empêche pas de reproduire les mécanismes de l’exploitation capitaliste.» KEYSTONE
Société

La pornographie est une des marchandises les plus consommées mondialement. Devenu omniprésent sur les écrans, avec une occupation entre 15 et 35% de la bande passante mondiale, le porno transgresse au premier coup d’œil tous les tabous de la sexualité. Romain Roszak, professeur de philosophie et auteur de La Séduction pornographique (L’échappée, 2021), analyse la manière dont le porno, en tant que marchandise, prend en main nos désirs et crée ainsi des marchés plus que rentables.

Votre livre commence par souligner l’importance de préciser ce qu’est la pornographie pour éviter de tomber dans un «relativisme libéral». Qu’est-ce que le porno et pourquoi est-il important de le définir?

Romain Roszak: L’autorisation politique de la pornographie repose sur l’apparente impossibilité de la définir, et donc d’en mesurer les effets. A en croire les libéraux, on ne pourrait distinguer la pornographie ni de l’érotisme ni d’une œuvre d’art. Il n’y aurait que des degrés d’explicitation, variables selon la sensibilité de chacun·e, et des jugements de valeur qui consacrent ou condamnent une image arbitrairement.

Il faut donc délimiter soigneusement ce qu’elle est. Ce ne sont pas juste des images à caractère sexuel, mais des représentations marchandes – c’est-à-dire produites pour générer de la valeur économique. Aussi, elles ne satisfont pas un besoin préexistant, mais façonnent le consommateur dont elles ont besoin. Et elles constituent une composante essentielle du capitalisme contemporain, celui qui aurait, finalement, atténué la violence de l’exploitation économique, abandonné la morale de l’effort, et fait advenir les lendemains qui chantent… puisque tout le monde peut se brancher gratuitement ou presque sur la jouissance de quelqu’un d’autre (supposément consentant). Les féministes radicales des années 1980 (Andrea Dworkin, Christine Delphy, Paola Tabet entre autres) remarquaient déjà que le succès de la prostitution, filmée ou non, repose sur l’expropriation de nos corps et de nos imaginaires.

La pornographie est-elle, comme le clament ses prescripteurs, une marchandise transgressive qui permet de libérer le désir et la sexualité des dominations?

Elle n’a plus rien de transgressif: elle est autorisée par la loi, dans les limites fixées par le Code pénal et le Code du travail. D’un point de vue moral, seule la droite conservatrice s’oppose encore au porno 1> Près de deux tiers des Suisses romand·es consomment du porno, 79% des hommes et 47% des femmes, selon un sondage réalisé en 2023 par MIS Trend pour le journal Blick.. En France, il a fallu normaliser cette marchandise à partir des années 1970, pour qu’elle connote «naturellement» la jeunesse, la décontraction, l’authenticité. C’est Canal+, une chaîne privée qui s’est construite comme télévision transgressive, qui proposait dès 1985 d’en visionner une fois par mois; puis, dès 1991, d’apprendre l’innocuité, la drôlerie et les bons usages de la pornographie grâce au Journal du hard. L’émission a toujours été présentée par des personnalités de la contre-culture ou de l’animation nocturne: il fallait dédramatiser la consommation pornographique sans lui ôter sa dimension transgressive (équilibre instable!). A l’évidence, on n’entame pas la société capitaliste en promouvant la pornographie: on n’irrite que la bourgeoisie conservatrice, qui était le socle du capitalisme ancienne mode. Mais c’est exactement ce qu’a fait la bourgeoisie jeune et branchée: la bourgeoisie, Marx le remarquait déjà, c’est ce mouvement de destruction permanent.

Aujourd’hui, même la pornographie mainstream montre une diversité de pratiques (fétichistes, transgenres…) capables, nous dit-on, de sortir la sexualité de son ornière hétérocentrée, phallocrate. On serait un cran moins naïf en regardant cette diversification de contenus comme une sectorialisation – très rationnelle! – du marché pornographique, nécessaire à son expansion, et au recouvrement intégral des imaginaires. De plus, que des minorités sexuelles s’approprient les postes de direction ne les empêche pas de reproduire, compte tenu de la concurrentialité du secteur, les mécanismes de l’exploitation capitaliste. Pier Paolo Pasolini soulignait, dès les années 1970, que l’injonction à se libérer sexuellement se révélait plus contraignante que la vieille morale chrétienne, qu’elle humiliait davantage ceux qui ne parvenaient pas à s’y plier, en les désignant comme des résidus de la vieille société.

Que penser de la consommation croissante d’un «porno féministe» qui se veut éthique? N’est-ce pas le reflet de la normalisation de la pornographie? Le porno, voire la sexualité, sont-ils devenus une marchandise avec labels bio et équitable?

Qu’on fasse référence au contenu des images (fin de la centralité de l’éjaculation) ou au rééquilibrage des postes de direction (femmes productrices), c’est une impasse. Les orteils contractés de plaisir ne disent évidemment rien des conditions de tournage. Et c’est se leurrer que d’imaginer les femmes ou les minorités sexuelles incapables d’être des capitalistes forcenées. La sororité de principe ne tient pas face aux contraintes objectives d’un marché mondialisé (ce qu’atteste par exemple le documentaire Classés X, de Lagnier et Marant, en 2014).

«Le féminisme radical rappelait la réalité du viol marchand»

Quant à la consommation éthique, notamment défendue par la journaliste Maïa Mazaurette, elle tombe sous la critique générale de la «consom’action» – l’idée qu’on pourrait agir sur le monde en étant un·e consommateur·trice responsable. Ce n’est pas en payant (ou en payant plus) pour son film qu’on change le prix moyen ou les méthodes de production, fixés par le marché mondial.

Depuis les années 2010, les studios pornographiques se sont efforcés de développer une pornographie spécifiquement pensée pour les femmes – une cible pas assez choyée, selon leurs études de marché. Le producteur Marc Dorcel, en France, a collaboré avec un institut de sondage en 2012 pour déterminer les attentes de la clientèle féminine, élaborer un catalogue et une vitrine internet propres au marché féminin. De même, les rapports annuels de la plateforme Pornhub font l’éloge de la part féminine croissante dans la consommation pornographique mondiale: 32% en 2019, 38% en 2023. Dans le contexte d’un capitalisme patriarcal, la pornographie est pour l’essentiel une traite des femmes: elles sont donc a priori les mieux placées pour connaître l’enfer de l’atelier derrière la vitrine aguicheuse. Le féminisme radical témoignait de cette conscience collective, prompt à rappeler la réalité du viol marchand sous l’apparence du contrat libre. Mais il constituait un obstacle à la normalisation du marché pornographique – et c’est cet obstacle que les «marketeux» de chez Dorcel ou Pornhub ont eu pour tâche d’éliminer. Mieux: il fallait que leurs adversaires historiques assurent elles-mêmes la promotion du spectacle. Aussi, contre la conscience politique, il fallait réaffirmer la division de chaque femme en travailleuse et consommatrice, et valoriser les désirs de la seconde au profit des acquis de la première.

Selon vous, la consommation de pornographie rendrait la société schizophrène: «Tout est permis, mais rien n’est possible», comme le disait le philosophe Michel Clouscard. Qu’entendez-vous par là?

Ce qui vaut pour la conscience féministe s’applique à la conscience de classe en général. L’abondance pornographique détourne l’attention de la problématique centrale: la propriété des moyens de production. Depuis les années 1970, l’industrie pornographique a su mettre à la disposition de tout un chacun tous les types de corps, toutes les pratiques auxquelles on est censé rêver. Le libertinage, compris comme hédonisme individualiste, a toujours existé (à certaines conditions historiques et sociales) mais restait l’apanage d’une frange restreinte de la société. Dorénavant, chacun·e est invité·e à jouir de tout, tout le temps, sans contrepartie – si ce n’est l’abandon du politique. Que la consommation de biens de confort reste contingentée, peu importe dès lors que chacun·e peut se brancher à peu de frais à la jouissance d’autrui. Par la simulation d’une transgression, et par l’ersatz de «bonheur» sensuel qu’il propose, le capitalisme est rendu acceptable… alors même qu’il resserre ses liens.

Clouscard se référait à cette fascination de l’illusion d’autorisation totale, notamment en matière de sexualité, qu’entretient la gestion capitaliste. Cette fascination fait oublier que tout le monde n’est pas admis au cénacle des jouisseurs (loin s’en faut). M’abandonner à une jouissance assistée ne fait pas de moi l’égal des propriétaires des moyens de production… au contraire, j’en viens même à aimer ma sujétion. Le marché mondial pornographique trouve les travailleurs et travailleuses qui n’ont que ça comme perspective d’avenir. S’il faut choisir entre l’actorat pornographique et la caisse en supermarché, pas étonnant que les actrices et les acteurs qui s’en sortent (provisoirement, un tant soit peu, et à quel prix!) soulignent qu’au moins l’actorat donne le sentiment de sa supériorité…

Votre livre se conclut par une incitation à l’abolition de la pornographie. Comment défendre cette abolition sans se faire les alliés objectifs de la droite la plus réactionnaire?

Déjà, il faut rappeler l’histoire de la lutte pour l’abolitionnisme: c’était celle des féministes radicales des années 1970-80, pas des conservateurs. Aujourd’hui, une fraction grandissante du féminisme met en avant la libre décision, le parcours individuel, le mérite – en somme des catégories libérales. De fait, la pornographie, tout comme la prostitution, est défendue par la pensée libérale. Au-delà des féministes radicales des années 1980, on peut penser à la Commune de Paris (1871) qui avait procédé à la fermeture des maisons closes, ou au premier gouvernement bolchevique en URSS, et à Alexandra Kollontaï en particulier, qui renvoyait dos-à-dos la prostitution et le mariage bourgeois comme deux faces d’une même médaille.

Par ailleurs, il ne s’agit pas de décréter d’en haut l’abolition de la pornographie: ce n’est pas un credo religieux ou un principe métaphysique, et cela ne sera convaincant qu’en faisant enfin l’objet d’un débat public, grâce à la médiation des associations de terrain. Il s’agit au moins de révéler la contradiction béante de l’honnête homme contemporain, soucieux plus que jamais (dit-il) du consentement en matière sexuelle, mais effrayé à l’idée de renoncer à sa liberté de consommateur. De redire que le terme de «travail du sexe» ne va pas du tout de soi, qu’il est une victoire libérale. Soumettre cette question au débat public est d’autant plus nécessaire qu’elle est ringardisée. Que vaut le consentement d’esclaves sexuel·les, qu’on a cassé·es physiquement et psychiquement? Que vaut celui des salarié·es, qui signent librement le contrat qu’on leur propose? Mieux: que vaut celui des heureux·ses schizophrénisé·es, qui revendiquent l’actorat pornographique comme un acte libre voire militant? Les sociologues pourraient se montrer un peu moins pressé·es d’avaliser docilement les confessions des actrices et acteurs les plus volontaires, et un peu plus suspicieux·ses quant à la formation historique de telles vocations.

Ajoutons ceci: l’abolition n’a de sens que dans la perspective d’une sortie du capitalisme. La représentation du nu, de la sexualité n’est pas en soi problématique, et il n’est pas exclu qu’elles puissent être innocentes voire émancipatrices, produites dans d’autres conditions historiques (qui peut le dire?). Dès maintenant, il faut sans doute considérer que tombe hors de la pornographie toute représentation sexuelle qui refuse de jouer le jeu de l’idéologie de la transgression, qui interroge lucidement notre marge de liberté. Transgresser, c’est faire le jeu du capital (qui n’étend ses marchés qu’en ringardisant la morale). Subvertir, au contraire, c’est mettre à terre ce qui limite l’autodétermination de la conscience humaine, à savoir les besoins objectifs du capital. Pas sûr que l’œuvre de Nubuyoshi Araki sorte grandie de cette distinction; mais celle de Nan Goldin, peut-être bien.

Notes[+]

*Article paru dans Moins!, journal romand d’écologie politique, no 69, mars-avril 2024.

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