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Tocqueville, un «inégalitaire» conséquent

UN MONDE À GAGNER

Faut-il encore se pencher sur les tristes écrits du comte de Tocqueville? Un chroniqueur du Temps (15.1.2017), et penseur organique du parti radical vaudois, Olivier Meuwly, l’affirme. Il faudrait nous imprégner de la critique de l’égalitarisme faite par l’aristocrate du XIXe siècle: l’égalité nivelle, alors que la liberté – «aristocratique» – placerait «l’individu face à ses responsabilités» et empêcherait à la démocratie «de sombrer dans une dictature de la bienveillance». Les analyses tocquevilliennes sur «les aspects les plus sombres de l’égalité démocratique ont rarement paru aussi pertinentes», ajoute M. Meuwly. Ainsi, ce ne seraient pas les inégalités massives et croissantes – 8 hommes détiennent autant d’argent que la moitié de la population mondiale, d’après une récente étude d’Oxfam – qui menacent la démocratie, mais la dite «sacro-sainte égalité».

Voilà quelques décennies que les penseurs de droite ont inscrit Tocqueville sur leur bannière. Et on ne peut pas exclure un certain provincialisme dans sa redécouverte tardive en Suisse romande… Mais sur le fond, à quoi la critique de l’égalité conduit-elle concrètement, si ce n’est à une apologie de l’inégalité?

Tocqueville n’a pas seulement été un observateur, mais un acteur politique important de la deuxième république française: député, constituant, ministre des Affaires étrangères… Le politicien Tocqueville a été un inégalitaire conséquent, en s’opposant tout d’abord à l’égalité entre les riches et les pauvres. Comme député, en 1848, il a choisi son camp, et a voté «contre la limite qu’on voulait imposer à la durée du travail, contre l’impôt progressif, enfin contre l’abolition du remplacement militaire [qui permettait aux riches de se faire remplacer par un pauvre au service militaire]»1 value="1">Les citations de Tocqueville sont tirées du remarquable ouvrage de Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, Paris, La Découverte, 2014..

L’égalité entre les humains ne convainc guère plus Tocqueville: «La race européenne a reçu du ciel ou a acquis par ses efforts une si incontestable supériorité sur toutes les autres races qui composent la grande famille humaine, que l’homme placé chez nous, par ses vices et son ignorance, au dernier échelon de l’échelle sociale est encore le premier chez les sauvages.»

Tocqueville compte ainsi au rang des «penseurs» qui ont établi la domination raciste des Européens sur les peuples colonisés: «Il n’y a ni utilité ni devoir à laisser à nos sujets musulmans – remarque-t-il à propos de la colonisation française de l’Algérie – des idées exagérées de leur propre importance, ni de leur persuader que nous sommes obligés de les traiter en toutes circonstances comme s’ils étaient nos concitoyens et nos égaux. Ils savent que nous avons en Afrique une position dominatrice; ils s’attendent à nous voir la garder.»

Conséquence logique de son inégalitarisme, Tocqueville approuve les méthodes les plus violentes pour soumettre les Algériens révoltés: «(…) j’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre.»

Quel dommage que M. Meuwly n’ait pas montré toutes les conséquences de la position de Tocqueville! Mais il a eu raison de nous inciter à sa lecture. Elle a le mérite d’illustrer la thèse du philosophe Norberto Bobbio disant que la différence entre la gauche et la droite n’est pas celle entre l’égalité et la liberté (la gauche est tout autant défenseure de la liberté), mais entre l’égalité et l’inégalité. Quitte à passer pour un partisan de la «dictature de la bienveillance», force m’est de constater que la critique de l’égalitarisme mène, décidemment, à des choses bien laides.

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Romain Felli, chercheur et militant.

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