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Grèce: le stade du miroir pour l’Allemagne

CRISE GRECQUE • L’intransigeance allemande face à la Grèce relève d’un «conflit intérieur dont les ressorts sont avant tout psychiques, bien avant que d’être économiques ou politiques», selon François de Bernard. Explications.

Tout acharnement recèle un sens profond. Celui de l’Allemagne en faveur d’un Grexit doit être médité. On ne saurait, en effet, se contenter de considérer que Wolfgang Schäuble et Sigmar Gabriel ont perdu la raison. La mobilisation allemande sur le cas grec réclame une véritable interprétation.

Chacun imaginera à son gré les facteurs se combinant pour expliquer la «rigidité» de la position allemande, son «inflexibilité» et le refus de «nouvelles concessions». Bien sûr, il y a le principe de la «sacrosainte orthodoxie budgétaire», clé de voûte de l’Etat allemand contemporain, toujours pas remis des désastres ayant suivi les deux Guerres mondiales. Bien sûr, il y a les «efforts budgétaires» consentis par les pays membres de l’UE supposés meilleurs gestionnaires de leurs deniers. Enfin, le «repli sur soi», l’égoïsme des peuples, l’identitarisme dominant en Europe, et pas seulement en Allemagne.

Tout cela se télescope dans un même eurotunnel où règnent frilosité et ignorance, méfiance et xénophobie! Mais cette panoplie ne suffit à expliquer ni le fond de l’acharnement, ni son inquiétante figure présente. C’est, en vérité, que cette affaire épuisante pour le moral de tous les Européens va chercher ses racines bien en deçà du tunnel. Dans leur acharnement consensuel, il faut alors peut-être entendre que «les Allemands» ne pardonnent pas «aux Grecs» de les contraindre au dévoilement impudique des ressorts plus que discutables de leur prospérité, ainsi que de leur dette historique à l’égard de l’Europe, une dette à laquelle 1945 ne mit pas un terme, mais qui s’est depuis accrue par épisodes successifs.

Afin d’en prendre la mesure, on relira le Manifeste des économistes atterrés1 value="1">Coord. Ph. Ashkenazy, Th. Coutrot, A. Orléan et H. Sterdyniak, Éd. Les Liens qui Libèrent, 2010. qui soulignait: la «course au moins-disant social a été remportée par l’Allemagne qui a su dégager d’importants surplus commerciaux au détriment de ses voisins et surtout de ses propres salariés, en s’imposant une baisse du coût du travail et des prestations sociales, ce qui lui a conféré un avantage commercial par rapport à ses voisins qui n’ont pu traiter leurs travailleurs aussi durement. Les excédents commerciaux allemands pèsent sur la croissance des autres pays. Les déficits budgétaires et commerciaux des uns ne sont que la contrepartie des excédents des autres.»

Autrement dit, et ce dispositif piège l’ensemble des Européens, nous avons affaire à une nasse systémique dont la reconnaissance est aussi périlleuse que la possibilité même de s’en extraire sans casse monumentale. On se retrouve ainsi au cœur d’un conflit intérieur dont les ressorts sont avant tout psychiques, bien avant que d’être économiques ou politiques.

Le «cas grec» propulse la société allemande au stade du miroir2 value="2">Le Stade du miroir comme formateur du Je, Jacques Lacan, 1948., alors qu’elle faisait tout pour y échapper; alors que son système (étatique, politique, social, économique) était édifié sur la nécessité d’éviter ou d’occulter le miroir! Voilà pourquoi la réaction semble aussi féroce que disproportionnée. C’est que les enjeux psychiques pour la société allemande sont colossaux. Parce que la Grèce est devenue le miroir de l’Allemagne, non au sens d’une image inversée («tout ce que nous ne sommes pas; tout ce que nous ne voulons pas être»), mais un miroir dévoilant sans ménagement les fondations de son bien-être factice, de son Etat solide et rassurant…

Confrontés à ce stade du miroir, les Allemands n’ont répondu jusqu’à présent que par l’un des mécanismes de défense psychique les plus puissants: la dénégation3 value="3">Dont S. Freud fut le théoricien pionnier: Die Verneinung, 1925.. Dénégation de la dette du passé, monumentale et naguère abolie en bonne part; dénégation des efforts consentis par les autres Européens afin d’assumer le coût de la réunification; dénégation même du caractère insoutenable du système grâce auquel la société et le «modèle» allemands «fonctionnent bien».

Bref, s’il est une urgence, elle semble plutôt de convier au sein de l’Eurogroupe des psychiatres et psychanalystes capables de mettre au jour les conflits psychiques à l’œuvre derrière les simulacres politiques et économiques occupant tout l’écran européen. Car, si l’on en reste au terrain économique et politique, on rate l’essentiel, qui est bien du côté de la psyché, de l’âme, de la mémoire et de l’ego allemands meurtris par les erreurs du passé.
 

Notes[+]

* Philosophe et consultant. Dernier ouvrage paru: L’Homme post-numérique, Ed. Yves Michel, 2015.

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