Littérature, la grande négligée
Dans le contexte suisse, deux phénomènes purement matériels et concomitants ont contribué à réduire la présence de la littérature dans les journaux à la portion congrue: la disparition de titres autrefois prestigieux, et la disparition des critiques eux-mêmes. Non pas qu’il y ait moins de critiques disponibles, bien au contraire, mais à mesure que les critiques attitrés et connus arrivent à l’âge où l’on se retire, ils ne sont pas remplacés.
Et ce constat nous amène à un autre phénomène, que je qualifierai de socioculturel autant que de matériel: la presse, et les médias en général, ont changé de rôle. A partir (en gros) du début du XXe siècle, on assiste à un renversement du rapport de force et de coopération entre le journal en tant que produit du travail d’une rédaction et la publicité. De béquille économique de la partie rédactionnelle, la publicité se transforme en raison d’être, et le journal et sa rédaction deviennent les supports de la publicité. Dans un tel contexte, la littérature (la culture) a peu de place.
Pourtant, la forme littéraire est la matrice de tous les genres journalistiques; littérature et presse ont commencé par être étroitement liées. Pierre Larousse, dans son Grand dictionnaire universel (1841), donne comme définition du journaliste «écrivain qui travaille à la rédaction d’un journal». Emile Zola recommande aux jeunes écrivains de s’exercer en écrivant dans la presse.
Pascal Durand, professeur de sociologie des institutions culturelles à l’université de Liège, explique le glissement graduel qui s’est produit dès le début du XXe siècle en termes si pertinents, que plutôt que le paraphraser, je lui laisse la parole: «La presse, autrefois directrice de l’opinion, a dû, comme les gouvernements, s’effacer devant le pouvoir des foules. Sa puissance certes est considérable, mais seulement parce qu’elle représente exclusivement le reflet des opinions populaires et de leurs incessantes variations. Devenue simple agence d’information, elle renonce à imposer aucune idée, aucune doctrine. Elle suit tous les changements de la pensée publique, et les nécessités de la concurrence l’y obligent sous peine de perdre ses lecteurs. Les vieux organes solennels et influents d’autrefois, dont la précédente génération écoutait pieusement les oracles, ont disparu ou sont devenus feuilles d’informations encadrées de chroniques amusantes, de cancans mondains et de réclames financières. Quel serait aujourd’hui le journal assez riche pour permettre à ses rédacteurs des opinions personnelles, et quelle autorité ces opinions obtiendraient-elles près de lecteurs demandant seulement à être renseignés ou amusés, et qui, derrière chaque recommandation, entrevoient toujours le spéculateur? La critique n’a même plus le pouvoir de lancer un livre ou une pièce de théâtre. Elle peut nuire, mais non servir. Les journaux ont tellement conscience de l’inutilité de toute opinion personnelle, qu’ils ont généralement supprimé les critiques littéraires, se bornant à donner le titre du livre avec deux ou trois lignes de réclame.1 value="1">Pascal Durand, Presse ou Médias, in Contextes n° 11/2112.»
Et nous voici revenus à la littérature.
C’est la littérature qui, la première, a fait les frais de la critique dans les médias. Non qu’on critique beaucoup théâtre et cinéma, mais enfin, comme un film ou une pièce ont une tête d’affiche peuplée de «vedettes» auxquelles les lecteurs friands de potins s’intéressent, le théâtre, et surtout le cinéma, sont mieux représentés dans les médias (presse, radio, TV, internet) que la littérature, qui survit péniblement dans la presse et a presque disparu des télévisions et des radios.
C’est comme si la littérature, cette millénaire forme d’expression, allait tellement de soi qu’il n’est au fond pas besoin de s’en occuper. On connaît l’avis selon lequel il ne sert à rien de faire de la publicité pour les livres, le bouche-à-oreille suffit. C’est en partie vrai, mais c’est tout aussi vrai que les éditeurs suisses n’ont pas les moyens de faire de la publicité proprement dite, qui aurait aussi son utilité. Et cela illustre un autre problème: comparée au cinéma ou à la musique, l’aide qu’octroie l’Etat à la littérature est bien inférieure – comme si la littérature s’imposait de toute façon par son excellence.
Malheureusement, pour ses producteurs et ses vendeurs, la littérature suisse est une marchandise comme une autre, soumise aux lois du marché mondial, et confrontée à bien plus de difficultés que d’autres marchandises.
On oublie par ailleurs un fait fondamental. Depuis dix ans, les droits d’auteur sont en baisse, alors que le revenu généré par l’écriture a augmenté. Une récente statistique anglaise illustre une tendance que l’on retrouve dans tous les pays: le revenu des auteurs a, en dix ans, baissé de 30%, et 11% seulement des auteurs arrivent à vivre de leurs œuvres (contre 40% en 2005). Pendant ce temps, les revenus des œuvres créées à partir de l’écrit ont rapporté 71 milliards de livres sterling (près de 110 milliards de francs suisses) par an à l’économie anglaise.2 value="2">ALCS, What are words worth now?, www.alcs.co.uk
Tous ces faits et ces tendances se conjuguent pour qu’on «oublie», non pas les livres, mais les difficultés de leurs auteurs et de leurs éditeurs, comme si la littérature était le fruit d’une génération spontanée, comme si elle vivait à tel point d’eau fraîche que ce n’est même plus la peine d’en parler.
Notes
* Ecrivaine, journaliste, cinéaste. Paru dans CultureEnjeu n° 43, sept. 2014, www.cultureenjeu.ch