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L’EUROPE, DERNIER SUPPORT IDENTITAIRE?

SUISSE-UNION EUROPÉENNE – Au-delà de l’antagonisme entre intégration économique et isolement politique, Grégoire Gonin, historien, questionne l’évolution des relations entre la Suisse et l’Europe en termes d’apport identitaire.

Figurons-nous un Micromégas contemporain. Le Sirien de Voltaire qui se pencherait sur la cartographie politique du Vieux-Continent aurait du mal à expliquer que la Suisse se situe hors de l’Union européenne et occupe une position plus marginalisée encore que les entités septentrionales d’Islande ou de Norvège. Saisirait-il qu’il lui ait fallu plus d’une décennie que ses voisins pour intégrer le Conseil de l’Europe, et six pour rejoindre l’ONU? Délaissant la géographie, s’il se penchait sur les statistiques du commerce extérieur, comprendrait-il qu’un pays dont deux tiers des importations et plus de trois quarts des exportations se réalisent en Europe fasse bande à part? Voulant élucider le mystère, notre Sirien plongerait alors dans les manuels d’histoire, et en ressortirait perplexe, vu qu’il constaterait qu’en 1848 la Confédération des XXIII cantons procédait à la construction d’une Europe en miniature, unifiant à tout-va (poids, mesures, transports, etc.), cependant que cet espace plurilingue et multiconfessionnel le plus fédéraliste qui soit resterait, un siècle et demi plus tard, sur le quai? Il en viendrait peut-être à s’en remettre comme tant d’autres avant lui à la destinée d’un peuple justement élu de Dieu.
Pays neuf, la Suisse se dote dès 1848 de tous les instruments symboliques propres au second XIXe siècle et au procès de construction d’identité nationale (monnaie, costumes et folklore, monuments, fête patriotique, ancêtres, hymne et drapeau, etc.). Notre pays trouve finalement dans la tradition d’asile (mais des élites) une légitimité jusque-là défectueuse au sein du Concert européen. Le panorama Bourbaki d’Edouard Castres, achevé en 1881, relève de l’exemplarité qui lui offre l’opportunité de se représenter comme une grande nation ouvrant généreusement ses frontières à une armée en détresse. Peu à peu se développe ainsi la conscience d’un Etat particulier au coeur même de l’Europe. Il n’en demeure pas moins que l’on peut dater du premier conflit mondial le véritable essor de l’idéologie du Sonderfall Schweiz. Le dogme de la souveraineté nationale, incarné dans la neutralité, se met en place, et prend dès lors un caractère quasi sacré. Editée par le Conseil fédéral, la carte postale «L’île de la Paix» constitue un moment clef de la construction identitaire en ce sens que l’image de l’île (une Suisse stable, autarcique, prospère, nimbée d’une auréole de ciel bleu au milieu d’une sombre Europe en guerre) apparaît au moment même où jamais les rapports économiques n’ont été aussi denses avec l’étranger. Le document illustre la naissance du mythe d’une «mentalité insulaire» d’autant plus efficace qu’elle reprend l’imaginaire littéraire (la tradition de l’utopie) et celui des Lacustres du XIXe siècle1.

Contrairement à l’Alleingang politique, toute l’histoire économique helvétique signale sa dépendance et son inscription dans un grand espace des Flandres à l’Italie et de Paris à Vienne. Loin de constituer cette forteresse tapie derrière les Alpes, comme le véhicule un autre mythe (le hérisson du Réduit national), l’aire helvétique s’est tôt tournée, par-delà ses cols, vers le marché continental, exportant produits laitiers, hommes et bêtes. «Rien de l’histoire suisse ne s’explique sans qu’on la rattache d’abord, et minutieusement, à tous les fils de la trame européenne», constate Nicolas Morard2. L’alliance perpétuelle de 1521 avec François Ier structure l’évolution de la Confédération jusqu’à la fin de l’Ancien Régime: outre le service étranger, les privilèges commerciaux consentis aux élites du pays contribueront à l’enrichissement du pays. En 1648, le sort de la Suisse est fixé, en Westphalie comme deux siècles plus tard à Vienne, en fonction des intérêts des grandes puissances, et le Refuge huguenot dopera le tissu économique de céans. Tandis que le Zollverein allemand de 1834 influence grandement l’intégration de 1848, le bicaméralisme des Etats-Unis d’Amérique se trouve à l’origine des institutions consensuelles de l’après-Sonderbund. Quant à l’implication de la Suisse dans l’économie de l’Axe de 1939-1945…

Plus que d’une opposition simpliste entre intégration économique et isolement politique, c’est d’une situation clivée, ambivalente qu’il faut faire état pour comprendre l’évolution des rapports entre la Suisse et l’Europe depuis 1945. Alors que l’«esprit de Genève» des Rencontres internationales vit ses heures de gloire, le Département politique (DFP, aujourd’hui Département fédéral des affaires étrangères, ndlr) se montre très réticent et tout aussi critique quant à l’entrée de la Suisse au Conseil de l’Europe. De même le DFP perçoit la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) comme une menace pour l’agriculture et la neutralité helvétiques, vu le protectionnisme à l’intérieur des Six. Trop dirigiste, la CECA nuirait aux rapports commerciaux de la Suisse non seulement avec le reste de l’Europe mais aussi avec les Amériques ou l’Asie de l’Est. Les mêmes reproches seront formulés ensuite vis-à-vis du Marché commun: une centralisation nuisant par trop au libre-échangisme. Le chef de la diplomatie suisse, Max Petitpierre, avance sans complexe une autre «qualité» made in Switzerland: «Notre absence au sein de l’avant-garde européenne ne peut être expliquée que par notre égoïsme légitime, ou si l’on veut par notre intérêt national.»3

Or, depuis la fin des années 1960, l’intégration économique rend de plus en plus problématique la tension entre réalités internationale (mondialisation) et nationale (repli). Les élites récoltent avec un décalage temporel les fruits d’une doxa isolationniste de près d’un siècle. Rappelons que ce n’est que depuis 1977 que les citoyens ont leur mot à dire sur les traités internationaux. Si, d’un côté, M. Delamuraz, un soir de décembre 1992, eut beau jeu de fustiger le corps électoral dès lors que les mentalités évoluent plus lentement que la vie matérielle, de l’autre, le débat autour de l’Espace économique européen (EEE) a été excessivement médiatisé par les médias romands europhiles. René Schwok relève en effet que l’accord a été repris de manière bien plus avantageuse pour la Suisse par les biléatérales I et II4. Et Schwok d’énumérer différents facteurs du non à l’UE: absence de traumatisme lié aux guerres pouvant affecter la conscience de la justesse du «modèle suisse», credo en la démocratie directe (mais seule une votation sur dix serait invalidée) et le fédéralisme, réticence des secteurs très mondialisés (banques, assurances, multinationales), notamment.

Nous n’entrerons pas dans ce débat, préférant interroger l’Union européenne en termes d’apport identitaire. Construite à rebours des Etats-nations, la Suisse s’est forgé une identité par la négative: contre l’immigration allemande puis italienne de la fin du XIXe siècle, contre les Israélites jusqu’en 1893 (interdiction de l’abattage rituel), contre l’Überfremdung (des années 1920 jusqu’à la récente paranoïa anti-allemande), contre le nazisme, contre le communisme (surtout), contre l’ennemi intérieur (les fiches), etc. La chute du mur de Berlin a mis en branle l’édifice: l’effondrement de l’URSS, interprété par d’aucuns comme la «fin de l’histoire», apparaît de plus en plus comme le début d’une nouvelle ère pour la Suisse, de plus en plus isolée sur la scène mondiale. Paradoxalement, une subtile ironie voudrait que l’un des pays les plus anticommunistes du continent soit pour une large partie redevable de son bien-être au bolchevisme. Après les périls brun et rouge, le péril vert islamique, passager sans doute. La Suisse se retrouve ainsi de nouveau en «danger de paix». On est inquiet, chantait si lucidement, dès l’après-guerre Jean Villard Gilles. Et si la Suisse ne servait plus à rien?5, se demande-t-on aujourd’hui. «L’Europe, c’est les autres», si l’on résume l’analyse extrêmement stimulante de deux historiens. «La CE est gouvernée par des bureaucrates, la Suisse par le peuple; là-bas seuls les grands ont le droit de parole, ici chaque Suisse; Bruxelles est un Moloch, la Suisse une démocratie, de surcroît la plus ancienne et la meilleure!»6 Ici les bons et l’unité, là les méchants et le désordre. C’est que l’idéologie de l’unité et de la concorde a toujours privilégié 1291, Nicolas de Flue, les guerres de Kappel, 1848 ou la paix du travail, et non 1798 (l’invasion française), 1803 (la Médiation), la guerre civile de 1847 ou la grève générale de 1918.

«Personne n’est «anti-européen» en Europe occidentale. Seulement, chacun est «européen» à sa manière. Cela veut dire que les délais seront longs et le démarrage difficile», s’exprimait Jean Monnet en 1963. L’analyse garde sa pertinence. Car l’Europe ne fait plus rêver. Plus que la question «l’Europe, oui ou non?» il y aurait lieu de s’interroger sur le type d’Europe souhaité: certainement pas cette machine à libéraliser à tout-va et passant par-dessus la légitimité démocratique. D’autre part, l’idée européenne, privée de sa justification originelle (une Europe en ruine, dévastée par deux conflits d’envergure, la menace du communisme), est à la recherche d’un second souffle, minée de tous côtés. «L’euro ne fait pas un idéal», diagnostiquait Anne-Marie Thiesse en 1999. A l’Europe fait défaut «tout ce patrimoine symbolique par quoi les nations ont su proposer aux individus un intérêt collectif, une fraternité, une protection. Le repli sur les identités nationales comme refuges est somme toute compréhensible»7. En 1972, Gilles achevait A propos de l’Europe par ces vers:

«– Quand l’homme de Pascal, oui, ce roseau qui pense, pense mal, pense bas, dites-moi donc comment se fera votre Europe? Y croyez-vous vraiment?

– Il n’est pas défendu de garder l’espérance.

– L’espérance de quoi?

– De voir s’ouvrir les yeux, s’éclairer les esprits! Longue sera la route. l’homme et non pas l’argent, voilà la clef de voûte de cette Europe-là.

– Peut-être… Moi, j’en doute. Mais qui vivra verra!

– A la grâce de Dieu.» I

* historien et enseignant.

1 Marc-Antoine Kaeser, Les Lacustres, Lausanne, PPUR, 2004.

2 Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, Payot, Lausanne, 1998, p. 276.

3 «Attitude de la Suisse envers les plans d’intégration européenne», 31.1.1953, AF E 2001 1959/121, vol. 223.

4 René Schwok, Suisse-Union européenne. L’adhésion impossible?, Lausanne, PPUR, 2006.

5 Ian Hamel, Et si la Suisse ne servait plus à rien?, Paris, Larousse, 2010.

6 Simone Chiquet, Albert Schnyder-Burghartz, Traverse/Revue suisse d’histoire, 1994/3, Zurich, Chronos, 1994.

7 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1999, p. 18.

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