Du 30 mai au 1er juin, à Dijon, avait lieu la Fête de printemps des Lentillères, avec un millier de personnes réunies autour de cette date particulière: les quinze ans d’existence du «quartier libre» des Lentillères. Une zone menacée de béton, occupée en bordure de ville, qui mêle potagers collectifs, production maraîchère, habitats, activités variées et espace de solidarités. Vu d’aujourd’hui, en 2025 ni l’occupation de terres contre leur artificialisation, ni la prise en compte de la production alimentaire comme enjeu politique central ne paraissent des approches très singulières en Europe de l’Ouest. Mais il y a quinze ans, le contexte était assez différent.
En 2009, a lieu la première action du réseau européen Reclaim the Fields, initié par des jeunes de la Via Campesina voulant reprendre en main la production alimentaire, avec des perspectives anticapitalistes et contre toutes les formes d’oppression. Cette action vise une institution majeure de l’accès à la terre, en France, pour remettre la question dans l’actualité des luttes sociales. A Dijon, au même moment, des associations environnementales, la Confédération paysanne, l’espace autogéré des Tanneries et d’autres, ainsi que Reclaim the Fields, là aussi, réfléchissent aux modes d’action pour défendre les terres agricoles localement. Le 29 mars 2010 a donc lieu une journée d’occupation de terres qui rassemble cent personnes sur les parcelles des Lentillères, dans la ceinture verte de la ville: des terres fertiles et adaptées au maraîchage, menacées de bétonnage par un projet d’écoquartier.
Les objectifs posés alors sont de «mettre en place sur ces parcelles des projets de potagers collectifs larges et ouverts à tou·te·s celles et ceux qui désirent un bout de jardin en ville pour produire une partie de leur nourriture et apprendre. Elles s’ouvrent aussi à des paysan·nes encore ‘sans-terres’ qui voudraient se faire les dents, bénéficier de soutien et partager leur savoir avec d’autres.» Le tract distribué par les militant·es poursuit: «L’occupation d’aujourd’hui est le début d’une aventure. Ses dynamiques et formes d’organisation restent à défricher, à expérimenter collectivement et (on l’espère) à essaimer au fil du temps avec toutes les personnes intéressées.» Le Pot’Col’Le, potager collectif des Lentillères, est né, premier jalon de ce qui deviendra le quartier libre des Lentillères.
Les années suivantes, ce mode d’action – occuper des terres et les cultiver – essaime dans l’espace francophone. Le 17 avril 2011, sur la commune genevoise de Plan-les-Ouates, au Champ-des-Filles, plusieurs centaines de personnes travaillent la terre et refusent l’artificialisation d’une nouvelle parcelle pour des bâtiments commerciaux. Le 7 mai de la même année, dans le bocage nantais, une «manif’ fourches en main» aboutit à l’occupation de la ferme du Sabot, lieu de production squatté sur la zone du futur aéroport nantais, déjà occupée depuis plusieurs années par des activistes en lien avec des paysan·nes et habitant·es qui résistent, autour d’un village qui deviendra célèbre: Notre-Dame-des-Landes.
La plupart de ces occupations ont eu une vie éphémère, comme au Champ-des-Filles, et une production agricole évidemment limitée. A Dijon toutefois, au fil des années, non seulement le quartier a tenu bon face aux attaques de la municipalité et de la métropole, mais ses activités se sont élargies: potager collectif, Jardin des maraîchères qui alimente un marché à prix libre, collectif de boulange, espace de spectacle ou encore cantine populaire et terrain de BMX… Au-delà de ces lieux de vie et d’activités, aux Lentillères comme ailleurs, les occupations de terres des années 2010 ont permis d’abord de remettre en avant les questions agricoles dans des milieux militants notamment urbains, qui ne s’en souciaient qu’assez peu. Dès le début, à Dijon comme à Genève, ces dynamiques sont nées de rencontres entre des réseaux paysans et urbains et ont aussi permis de les approfondir.
Elles ont aussi offert – surtout celles qui tiennent bon, comme aux Lentillères – la possibilité, en partant de l’accès et de la défense des terres agricoles, de repenser des liens collectifs de manière beaucoup plus large, d’expérimenter des solidarités, des modes d’organisation et de construire des luttes sociales à partir de ces lieux. Alors, pour cet anniversaire, on souhaite aux Lentillères encore de longues années, et que fleurissent plus de quartiers libres et de friches cultivées.