Un espoir pour demain
Il n’a fallu que quelques pages pour que je fasse mien l’avis de Nicolas Briand, traducteur de Günther Anders: Visit Beautiful Vietnam1>Günther Anders, Visit Beautiful Vietnam: chronique des agressions contemporaines, trad. de l’allemand par N. Briand, Les Belles Lettres, 2024. est «sans doute l’ouvrage le plus sous-estimé de son auteur». Et pas davantage pour que je comprenne que ces «Chroniques des agressions contemporaines» consacrées à la guerre du Vietnam conservent aujourd’hui toute leur force, bien qu’écrites il y a plus de cinquante ans.
Anders écrit des livres absolument étonnants. Des livres qui ne vieillissent pas du tout, comme si le temps n’avait prise sur eux. Des livres qui parfois deviennent même plus actuels à mesure que le temps passe.
Il y a plusieurs raisons à cela. La première, la plus paradoxale en apparence, tient assurément à ce que sa pensée est profondément ancrée dans son temps et que les observations qu’il partage avec nous, même si elles nous projettent dans un horizon lointain, sont moins des pronostics que des diagnostics, font moins acte de conjecture que de reconnaissance, et servent donc d’autant mieux de jalons à nos propres réflexions et actions.
Une autre raison tient à la nature très singulière des événements analysés – parfois qualifiés de «supraliminaires», trop grands pour être conçus ou même imaginés sur l’instant.
Et puis rappelons-nous que ses analyses sont vouées, pour rester valides, à être complétées et parfois «durcies» par d’autres après lui. Ce qui nous ramène à la première qualité de ses livres: ceux-ci sont également écrits pour des lectrices et des lecteurs potentiels n’ayant pas encore vu le jour, et donc n’ayant rien à voir avec la situation dans laquelle se trouve le monde qui les accueillera à leur naissance. Des lectrices et des lecteurs qui, à condition de vouloir «commencer quelque chose», devront un jour pouvoir le faire en connaissance de cause2>Cf. Günther Anders, «Préface à la cinquième édition» in L’Obsolescence de l’homme, tome I, Encyclopédie des Nuisances/Ivrea, 2002, p. 11-13. Ici l’idée andersienne fait écho à celle de «natalité» développée par Hannah Arendt, entre autres dans La liberté d’agir (trad. de l’anglais par F. Bouillot, Payot, 2019)..
Cela étant dit, Visit Beautiful Vietnam s’ouvre avec une dédicace laissant entendre que la volonté de commencer est propre à chaque époque. Ce livre est ainsi «[d]édié aux étudiants et à ces jeunes syndicalistes qui, par leur détermination à ne laisser tromper ou abuser ni eux-mêmes ni autrui, sont devenus un espoir pour demain, et dont le courage nous prémunit nous aussi, qui sommes plus âgés, du découragement.»
Suivre la piste de cette dédicace, c’est imaginer que le «travail de démystification» de la guerre mené par Anders ne cessera jamais d’importer. En voici quelques exemples, tous glanés dans Visit Beautiful Vietnam.
Sur la question de la guerre pour la guerre: «Pour ceux qui produisent des armes[,] toute guerre est déjà en soi une victoire, tandis que les victoires seraient des variantes spéciales de la défaite puisqu’elles réduiraient à néant la demande d’armes, et par là même leur production.»
Sur la question du crime dans le crime: «Le véritable crime ne consiste pas à utiliser cette arme-ci plutôt que celle-là mais à employer des armes, à détruire cette maison-ci et non celle-là mais des maisons, à liquider cet homme-ci au lieu de celui-là mais des gens.»
Sur la question de la pseudo-volonté de paix: «Un agresseur qui annonce à ceux qu’il agresse[,] qu’il serait prêt à un règlement, à condition cependant que les victimes fassent d’abord clairement preuve de leur volonté de paix, et ce ‘non seulement par des mots mais par des actes’, témoigne par de telles conditions de paix d’une bassesse incomparablement plus grande encore, parce qu’incomparablement plus hypocrite, que son attaque sanglante en tant que telle.»
Si chacune de ces analyses nous parle si distinctement aujourd’hui, c’est avant tout parce que leur auteur a percé à jour la mentalité des agresseurs et que, quoi qu’il advienne, celle-ci «ne changera pas» d’elle-même. D’où l’absolue nécessité de la mettre à nu, d’en montrer les rouages et de s’y opposer en connaissance de cause. Que la haine de la guerre puisse nous y aider, alors que longtemps la haine fut son instrument le plus efficace, voilà qui n’est pas sans nous surprendre.
Notes
Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.