Chroniques

Pensées buissonnières

À livre ouvert

Voici le genre de livres qu’il fait bon acheter en librairie, lire et passer plus loin, de ceux qui nourrissent à peine la première page entamée et, une fois la dernière tournée, nous donnent envie de les partager séance tenante avec d’autres personnes. Ils ont la taille (poche) et l’épaisseur (quelques dizaines de pages) pour cela.

Les lire vous prendra d’ailleurs moins de temps que de mettre la main sur les personnes à qui vous les destinez. Le geste ne vous coûtera presque rien et n’en sera que plus apprécié.

Le prix déboursé pour les acquérir n’aura mis à mal presque aucune bourse et la valeur que leur donnera celle ou celui qui les recevra n’aura pas d’équivalent. Il faut dire qu’ils touchent avec brio à un aspect ô combien central – bien que paradoxal – de nos existences: l’oisiveté.

Les deux petits livres en question sont ceux de Bertrand Russell et de Robert Louis Stevenson parus chez Allia il y a quelques semaines, respectivement dans leurs 18e et 14e éditions 1> Bertrand Russell, Eloge de l’oisiveté, Editions Allia, 2022; Robert Louis Stevenson, Une Apologie des oisifs, Editions Allia, 2023..

De vrais succès de librairie depuis leur première parution en français il y a environ vingt ans. Comment l’expliquer autrement que par l’attrait que le thème de l’oisiveté a auprès de chacune et chacun d’entre nous?

Difficile en effet de n’être pas attiré et attirée lorsqu’en première page du texte de Bertrand Russell, originellement paru en 1932, on apprend que le logicien anglais en est venu à penser que l’on travaille beaucoup trop, et que voir dans le travail une vertu cause «un tort immense» à la société.

Egalement qu’il importe de faire advenir de nouveaux principes en la matière. Mais pour cela force est de se mettre d’accord sur ce qu’est le travail et sur ce qu’est l’oisiveté.

En matière de définition, Russell n’hésite pas à aller au plus court et nous lui en savons gré. Pour lui, il est deux sortes de travail: celui qui consiste à faire quelque chose et celui qui consiste à dire à quelqu’un d’autre de le faire. S’il regrette cette inégalité de fait, il ne manque pas d’en identifier une autre, celle qui sépare l’individu obligé de travailler de celui en étant exempt, ici le propriétaire-rentier.

Ce dernier est au premier regard un oisif par nature, pourtant Russell ne se résout point à en faire l’éloge. On comprend pourquoi: son oisiveté «n’est rendue possible que par l’industrie des autres». Il va même plus loin: son «désir d’une oisiveté confortable est, d’un point de vue historique, la source même du dogme du travail». Sans individus de cette sorte, il est certain que les rabâcheurs du labeur à tout prix, du travail comme valeur cardinale, n’auraient plus aucune autorité en la matière.

Enfin, il est certain qu’on travaillerait beaucoup moins. En 1932, Russell est d’ailleurs d’avis qu’il faudrait réduire à quatre le nombre d’heures de travail par jour afin de «pouvoir disposer du reste de son temps comme bon [nous] semble».

A combien se monterait le nombre d’heures idéal aujourd’hui, avec le degré d’efficacité atteint par les processus de production des produits essentiels? La question est posée.

Mais passons outre cette évidence – la plupart d’entre nous travaillent bien trop et peut-être même trop longtemps, et souvent pour les mauvaises raisons – pour remarquer que la définition de l’oisiveté nous amène sur un terrain paradoxal. Si l’oisiveté au sens noble du terme est rendue possible par le travail – le sien et celui d’autrui –, elle ne consiste nullement à ne rien faire. Si Russell donne une telle direction à son propos – être oisif, c’est disposer de notre temps comme bon nous semble –, Robert Louis Stevenson est bien plus précis dans son Apologie des oisifs, datant de 1882. L’oisiveté consisterait selon lui «à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante».

Etre oisif c’est agir, c’est recouvrer sa liberté et surtout prendre des chemins de traverse; ceux de l’école buissonnière par exemple, ou encore ceux de la causerie à bâtons rompus – le texte de Stevenson «Causerie et causeurs», lequel complète L’Apologie des oisifs, est à cet égard un régal.

C’est enfin réfléchir à tout ce qui serait possible si l’oisiveté devenait la valeur ordinale par excellence, celle grâce à laquelle on comprend mieux ce dont est capable la solidarité, à la fois entre les membres d’une société donnée et entre les sociétés elles-mêmes, d’ici et d’ailleurs. Une réflexion tout sauf ordinaire.

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* Géographe, enseignant et écrivain.

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lundi 8 janvier 2018

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