Chroniques

«Si je me distingue, c’est d’avec les autres»

En hommage à Jean-Luc Nancy.
A livre ouvert

«Achetez ce livre, ou on vous casse la gueule»; «Fonctionne sans batterie et sans pile»; «Livre (mode d’emploi non fourni)»; «Effets secondaires désirables»…

J’adore les marque-pages, ces bouts de papier, souvent bouffant, face imprimée et dos vierge, qui se fichent là où il faut et quand il faut, sans jamais manquer de délivrer leur message ou de servir de béquille à notre mémoire. Ceux-là sont les plus beaux que je connaisse et je les dois au collectif de libraires et éditeurs Les Désirables.

Bon, il me faut quand même l’avouer: je n’achète pas tous mes livres. Il arrive même que je les trouve dans la déchetterie du coin. Oui, les bennes à papier d’ici contiennent de façon scandaleuse des livres, mais il arrive qu’un·e employé·e de commune décide de les sauver. Est dressée alors une étagère non loin de la benne et les livres viennent s’y ficher dare-dare avant d’être repris tout aussi rapidement par d’autres mains, et mis sous d’autres yeux.

Le livre que l’un ou l’une jette, l’autre peut le goûter, l’estimer voire l’aimer et ne plus le lâcher. C’est ce qui est arrivé au livre de Roberto Esposito, Communitas: origine et destin de la communauté et notamment à sa préface signée il y a exactement vingt-deux ans, en septembre 1999, par le philosophe français Jean-Luc Nancy, décédé il y a tout juste un mois.

J’aime être bousculé dans ma façon de penser, en particulier lorsqu’il s’agit de se retourner sur l’usage commun des mots. Je dis «mot» mais je peux être plus précis et dire «pronom personnel pluriel» et écrire, à la suite du philosophe, «NOUS». Tiens, que se cache-t-il derrière ce pronom-là? Ou plutôt comment le dire, oui comment dire «nous» sans s’y abandonner sur l’instant pour faire communauté, autant dire sans y gagner une identité trop souvent figée, et perdre notre bien fluctuante singularité?

Pour dire le «nous» sans exclure quiconque, Jean-Luc Nancy commence par nous rappeler que le «je» ne fait sens qu’en se distinguant. En effet, «si j’étais seul je n’aurais rien dont il y aurait lieu de me distinguer». Il faut donc non tant un ou plusieurs «je» pour faire un nous, qu’un «nous» pour faire un ou plusieurs «je». Si je suis, si l’on est, c’est donc toujours à plusieurs.

Mais parce qu’il s’intéresse avant tout au lieu de cette rencontre entre le «je» et le «nous», il lui faut immédiatement décaler son regard et se pencher sur ce qu’il appelle leur «exposition mutuelle», autrement dit leur singulière façon de se faire face. Face à face, le «je» et le «nous» ne font pas qu’exposer leur être propre, ils exposent leur relation, leur être-avec. Bref, ils s’exposent. Mais en s’exposant, il arrive également qu’ils s’opposent.

Dans un livre récent, discutant en passant les idées de Bruno Latour, Jean-Luc Nancy dira par exemple préférer le terme «aborder» au terme «atterrir», ayant préalablement rappelé qu’avant l’avion il avait le sens d’accoster. Pourquoi donc? Peut-être parce que ce n’est pas tant vers le commun – la Terre – que son attention se porte que vers le distinct – le bord. Sachant que quand on aborde, il y a presque toujours à la fois du contact et de l’opposition, comme cette fois le mot «rencontre» l’exprime si bien. Voilà aussi pourquoi la phrase suivante de Jean-Luc Nancy, glanée dans sa préface au livre d’Esposito, me semble si juste et surtout si importante: «Si je me distingue, c’est d’avec les autres».

Aujourd’hui, je me rends compte que j’ai fait de celle-ci ma boussole personnelle. Toujours à portée de main, elle me tire d’affaire des situations les plus inextricables – et combien il y en a en ce moment –, en particulier celles où je me sens absolument seul, voire isolé. A peine saisie, elle me ramène dans les parages du commun, là où l’on est ensemble, là où je puis à la fois aborder le «nous» – sans oublier le «je» – et réaffirmer l’importance du «je» – sans délaisser le «nous». Rendant possible leur rencontre renouvelée, qui est contact mais aussi, je le répète, opposition.

Un des derniers livres publiés par Jean-Luc Nancy s’intitule justement Rencontre. Achetez-le ou…

* Géographe et enseignant.

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