Constructions et manipulations de la beauté
N’en déplaise à Kant, Hegel et d’autres bavards, la beauté est une propriété de l’observateur, à qui elle donne du plaisir, et non d’objets ou êtres vivants observés à travers des éducations, des contextes et sous des influences multiples. L’art contemporain a confirmé que l’on pouvait s’extasier et ressentir du plaisir à la contemplation de n’importe quoi, y compris ce qui est non-sens ou répugnant pour la plupart des mortel·les. Faire différent, inimaginable dans le milieu ambiant, est le b.a.-ba de la provocation et de la capture d’attention.
Les premières années de la vie, dans un cercle familial, social et culturel, nous permettent, sous les influences des parents, des pairs, des éducateurs, entre autres, d’étiqueter en beau ou laid, bon ou mauvais, bien ou mal, attractif ou répulsif les éléments de notre cadre de vie. Ces jugements varient selon les cultures, les langues, les nationalités et les milieux sociaux ou politiques, ouvrant la porte à une infinité de désaccords et polémiques stériles. Rien n’est plus ennuyeux et inutile qu’un débat de critiques et autres spécialistes, qui font semblant de chercher un consensus qui serait la négation de la variété de leurs émotions et jugements personnels. Tout cela n’a aucun intérêt hors des milieux concernés et de leurs «sphères» d’influence – ne serait-ce pas plutôt des«cônes» d’influence, à l’image de ceux que l’on met sur la tête des chiens pour ne pas qu’ils se grattent?
La manipulation de la beauté, qu’il s’agisse de modes imbéciles ou de l’esthétisation d’objets qui auraient pu rester fonctionnels et esthétiquement neutres, est une des armes les plus redoutables du capitalisme et l’une des raisons de ses consternants succès actuels. Dans les sociétés urbaines et leurs cadres de béton, de chantiers assourdissants, de bagnoles puantes et de compétition exacerbée, la nature et ses beautés potentielles deviennent des mythes, pour certain·es des dangers. Surgissent alors les marchand·es qui prescrivent des rasages de sourcils, des ports de barbes, des coupes de cheveux, des montres-bijoux, des voitures surdimensionnées, des yachts, comme ci ou comme ça, du moment que c’est différent de ce qu’ils prescrivaient à l’étape précédente et que ça redresse Saint Chiffre d’affaires! Et gare à qui ne suit pas les influenceur·euses rétribué·es pour propager leurs inepties.
Le monde qui trouve son beau dans les bagnoles, le foot, les séries étasuniennes, les modes, les armes et les croisières all inclusive ne risque pas d’être sensible aux arguments sur le réchauffement climatique ou la disparition d’espèces dont il ignore l’existence, même quand elles conditionnent sa survie. Pas question de toucher à ses beaux objets, à sa «belle vie». La jouissance de la beauté apprise des véhicules, des armes, des compétitions, des voyages ou des soins du corps, la soumission aux logos sophistiqués qui les représentent et les rappellent partout et à chaque instant, sont devenues des pratiques cultuelles dont la plupart ne sauraient se passer. Fût-ce même pour assurer leur survie et celle de leurs descendant·es! Dans une société où les marchands contrôlent l’essentiel de la communication et définissent, par conditionnement médiatique, le beau qui fait plaisir et le mal qui fait peur, la «démocratie» électorale, perfusée par l’argent sale, ne peut que confirmer les prescriptions récompensées de médias asservis.
Les citoyen·nes, les militaires et les politiques pourront continuer à célébrer la beauté des avions et des armes qui tuent, ainsi que des voitures, des bateaux et autres polluants qui nous empoisonnent de plus en plus et compromettent l’avenir de nos descendants. Comme l’écrivait Philippe Bach le week-end dernier, dans un bel éditorial évoquant nos «sénateurs contre le climat», Keynes rappelait qu’«à long terme, nous serons tous morts». Mais les Aînées pour le climat savent que le terme de nos descendants sera plus long que celui des sénateurs… et surtout qu’il vaut la peine d’être vécu!
* Chroniqueur énervant.