Le coût et la lenteur du rationnel
Les proverbes et récits populaires devancent souvent les analyses scientifiques. Ainsi, l’histoire africaine de l’hippopotame et du scorpion, qui voulait traverser la rivière sur son nez car il ne savait pas nager, décrit fort bien les conflits de la passion et de la raison que Kahneman expose en plus de 500 pages.1>Daniel Kahneman, Système 1, système 2. Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2012. Au milieu de la rivière, le scorpion pique l’hippopotame, qui tente, dans un dernier soupir, d’expliquer que c’est stupide puisqu’ils vont mourir tous les deux! Mais la passion de piquer du scorpion a été plus forte, et surtout plus rapide que le raisonnement rationnel qui lui aurait dicté, au moins, d’attendre la berge pour satisfaire son envie de piquer. Dans l’histoire, le scorpion conclut, par autodérision: «Ça, c’est l’Afrique!». Mais ce n’est pas que l’Afrique! C’est tout le genre humain, tant dans les comédies romantiques où les passions irrésistibles enchaînent les plus grands malheurs aux plaisirs interdits, qu’en politique où les peuples votent pour des fous dangereux susceptibles de déclencher des cataclysmes militaires, économiques et écologiques sur un coup de colère.
Dans le vieux débat sur la passion ou la raison, la passion l’emporte souvent pour des causes simples à comprendre. Basée sur des conditionnements, souvent inconscients, régis par des émotions puissantes, la passion provoque des réactions immédiates irréfléchies qui se traduisent en actions rapides, avant toute évaluation des situations. Une analyse logique des situations requiert l’inventaire des actions possibles, de leurs coûts et de leurs bénéfices. Elle demande à la fois un effort cognitif intense et trop de temps pour une décision urgente. Dans un processus complexe comme une élection, cette analyse logique est peu accessible à la plupart des électeurs, soumis, par ailleurs, au matraquage de propagande visant plus les émotions que la compréhension de projets.
En visant sous la ceinture des mâles machos étasuniens, comme une pub Mâle-boro2>Pour les lecteurs mandingues [groupe ethnique d’Afrique de l’Ouest, ndlr]: un boro est une classe d’âges masculine…, Trump et ses sbires n’ont eu aucune peine à balayer les arguments rationnels de sa rivale en faveur des femmes ou des minorités. Comme déjà évoqué ici et ailleurs, la sélection naturelle a retenu deux mécanismes en compétition pour nos décisions d’action. Pour le long terme, l’analyse méticuleuse des situations peut permettre les meilleurs choix. Mais elle est coûteuse en temps et en énergie et ses résultats ne sont pas toujours clairs. Les gens pressés et les paresseux, sans aucun doute la majorité des populations actuelles, préfèrent donc s’en remettre à des choix émotionnels programmés par les propagandes ou gérés par leur environnement social et leurs réactions affectives.
Presque personne ne lit les programmes des partis ou n’analyse les déclarations des candidat·es. La plupart préfèrent suivre «leur instinct», c’est-à-dire un mélange de réactions émotionnelles «à la tête du candidat», à sa réputation, son appartenance, sa dernière éructation et à ses fans de l’audiovisuel et des réseaux sociaux. Les mensonges énormes, comme le «fascisme de Kamala Harris» ou, en France, «l’antisémitisme de LFI», peuvent tuer sans être réprimés, s’ils sont largement diffusés pour induire des choix fétides. La seule prévention possible des méfaits des propagandes populistes et des publicités électorales payantes passe par l’éducation, l’information et sa libre diffusion, tous canaux que les régimes autoritaires et néo- libéraux s’entendent pour détruire, protégeant ainsi leurs détournements de pouvoirs et de biens communs.
Beaucoup de domaines de l’activité humaine nécessitent du temps, une éducation et des efforts considérables, que ce soit la musique, la danse ou la recherche scientifique. Ces efforts les limitent souvent à des individus motivés, encouragés à les pratiquer et assez récompensés pour ne pas lâcher prise. Il en est de même de l’éducation à l’esprit critique et à la liberté de pensée, qui concernent tout le monde et restent la cible des talibans de tous les pays.
Dédé-la-Science, chroniqueur énervant.
Notes