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Livreur à vélo, un statut précaire

Uber Eats, Chaskis, Smood, Just Eat… De plus en plus de personnes issues du domaine de l’asile optent pour le secteur de la livraison, notamment depuis la période de pandémie. Focus sur un emploi précaire et dangereux.
Asile

Rentrée tardive, pas envie de cuisiner. Quelques clics: commandé, payé, le repas arrive une demi-heure plus tard, chaud et prêt à manger. Trois mots échangés et le livreur repart – nez collé au smartphone à l’affût de la prochaine course – rejoindre le chassé-croisé de cyclistes qui parcourent incessamment les rues de la ville, leur grand sac carré bien reconnaissable. Mais qui sont ces livreurs et livreuses? Et quelles sont leurs conditions de travail?

Des étudiant·es de la Haute école genevoise de travail social (HETS) se sont penché·es sur la question 1>Soline Lachat & Mateo Giannîni, Projet Livreuses Livreurs, HETS, 2022.. Les réalités de ces livreurs et livreuses sont disparates, tout autant que leurs moyens de transport – du vieux vélo de ville au scooter dernier cri. Trois catégories se retrouvent dans ce secteur, relève la recherche de la HETS: des étudiant·es; des jeunes personnes frontalières ou européennes, qui prennent ces emplois pour réaliser quelques revenus rapides, et des personnes issues de la migration. Souvent un peu plus âgées et avec des permis précaires, celles-ci n’ont pas trouvé d’autre opportunité de travail que la livraison alimentaire. Parmi elles, un nombre croissant sont issues de l’asile, le plus souvent titulaires d’une admission provisoire.

La problématique est connue: malgré leur volonté de se former et de travailler, un grand nombre de personnes du domaine de l’asile ne trouvent pas d’emploi en Suisse. Si recruter une personne réfugiée ou titulaire d’une admission provisoire est théoriquement simple, en pratique les candidat·es font face à de nombreuses barrières. Entre méconnaissance des réalités administratives de la part des employeurs et employeuses, apprentissage de la langue, non-reconnaissance des diplômes, discriminations à l’embauche et stéréotypes prégnants dans nos sociétés, trouver un emploi devient un vrai parcours du combattant.2>Voir la documentation d’asile.ch: asile.ch/prejuge/oisivete/les-obstacles-a-lemploi/ ainsi que l’étude «Aide sociale dans les villes suisses 2022» réalisée par la Haute école spécialisée bernoise et l’Initiative des villes pour la politique sociale.

Hayalu3>Prénom d’emprunt., ressortissant érythréen de 39 ans, raconte: «J’étais médecin dans mon pays, mais ici j’ai dû tout recommencer. A l’époque où je suis arrivé, on n’avait pas droit à grand-chose… Pour les cours, les formations, je veux dire. On m’a dit ‘Si tu veux un meilleur permis, il faut travailler’. Alors j’ai fait différents petits boulots, sur les chantiers, dans les restaurants… Avec le Covid je ne trouvais plus rien, on m’a parlé de Smood et, depuis, je fais ça.»

Solomon4>Prénom d’emprunt., 25 ans et lui aussi Erythréen, fait le même constat: «J’ai passé plusieurs années à chercher du travail. Je n’ai pas de diplôme et avec le permis F, personne ne voulait de moi. Un ami m’a parlé d’Uber Eats: c’était facile, ils ne demandaient pas grand-chose. Alors, j’ai pris ce boulot. Si je tiens encore un moment, je pourrai bientôt demander un permis B.» Pour les titulaires d’un permis F en effet, l’autonomie financière représente le sésame de l’accès à un meilleur statut.

Dans la conversation, Solomon ouvre peu à peu la boîte noire de son quotidien. Rappelons peut-être que depuis 2020 à Genève, à la suite d’une décision de justice, les livreurs et livreuses ont vu leur statut passer d’«autoentrepreneur·euse» à celui de salarié·e, imposant de fait des garanties en termes de droit du travail et une couverture sociale plus décente. Depuis, les services de livraison n’engagent plus directement leurs employé·es, mais mandatent des entreprises de «prêt de service», comme Chaskis pour Uber Eats, qui les salarient. Si ce changement de statut consiste en une vraie amélioration, les conditions de travail restent extrêmement précaires et diverses, selon le service de livraison – qui détient l’application – et le sous-traitant – qui salarie.

Le récit de Solomon corrobore les constats de l’étude précitée: pression constante pour atteindre des objectifs de productivité, c’est-à-dire un nombre donné de courses par heure; sacs et blousons prêtés sous caution; moyen de transport non fourni, réparations aux frais des livreur·euses et aucun espace de repos ou de pause, si ce n’est les devantures des cafés et restaurants. Salomon poursuit en parlant de la peur des sanctions, sous forme de réduction d’horaires, voire de licenciement, si les résultats prévus ne sont pas atteints ou si la clientèle se plaint. Mais surtout de la pluie, du froid, des périodes de canicule et des dangers de la route.

«Je n’ai pas vraiment le choix, je ne vais pas rester à l’Hospice toute ma vie! Avec le permis B, je trouverai autre chose…», conclut Salomon. Du côté d’Hayalu, le discours est semblable: «Franchement, je n’aime pas ça: c’est trop stressant, trop fatigant. Et les horaires, c’est compliqué. Mais bon, ce n’est pas comme si je pouvais faire autre chose. Alors on tient le coup!»

Concrètement, avec un permis F, une personne seule est soumise au barème de l’aide sociale du domaine de l’asile, soit un montant de 451 francs par mois, inférieur à l’aide sociale ordinaire. A cela on doit ajouter une aide pour le logement et l’assurance­-maladie. Pour être autonomes, Salomon ou Hayalu devraient gagner entre 2000 et 2500 francs par mois. Mais dans le secteur de la livraison, les salaires mensuels sont extrêmement fluctuants: ils oscillent entre 1400 et 3000 francs, selon les heures qui sont attribuées. Difficile, dans ces conditions, de stabiliser sa situation et d’envisager sereinement une sortie de l’aide sociale.

Face aux innombrables obstacles pour trouver un emploi, force est de constater que le secteur de la livraison alimentaire représente aujourd’hui une vraie opportunité aux yeux des personnes issues de l’asile. Il constitue une promesse de revenus et d’autonomie financière. Les récits de Salomon et d’Hayalu viennent cependant rappeler que la précarité du statut et l’espoir d’une meilleure situation fonctionnent de concert pour faire accepter à toute une catégorie de personnes des conditions matérielles extrêmement précaires. Ou quand l’exploitation vient prendre appui sur les dynamiques d’exclusion et un régime migratoire restrictif.

Notes[+]

Raphaël Rey est chargé d’information au Centre sociale protestant (CSP) Genève. Texte paru sous le titre «Livreurs et livreuses à vélo: quand l’exploitation s’appuie sur l’exclusion» dans Vivre Ensemble no 195, déc. 2023.

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