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Recruter des femmes comme «mannequins pour internet» constitue de la traite

Chronique des droits humains

Le 12 décembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité que la Lituanie n’avait pas violé l’article 7 de la Convention – qui garantit que personne ne soit condamné si la loi ne le prévoit pas –  en condamnant pour traite d’êtres humains deux hommes qui recrutaient des femmes comme «mannequins pour internet» et les forçaient à fournir des services pornographiques1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 12 décembre 2023 dans la cause Vilandas Jasuitis et Darius Simaitis c. Lituanie (2ème section)..

Via une offre d’emploi2>L’annonce était la suivante: «Offre d’emploi de mannequin web pour des filles séduisantes – peut être un emploi principal ou complémentaire, avec un horaire [flexible]; il n’y a pas d’exigences particulières – il suffit d’être communicative, de posséder les bases de l’anglais et de savoir comment et de vouloir communiquer avec les gens. La nature du travail: communication en ligne avec des personnes de différents pays du monde en anglais. Envoyez un bref curriculum vitae accompagné d’une photo [mention d’une adresse courriel]; le salaire dépend de votre volonté et de vos efforts, et varie entre 2000 LTL [env. 580 euros] et 5000 LTL [env. 1450 euros]; le poste est réservé aux personnes âgées de 18 ans et plus)». publiée sur internet au début des années 2010, les requérants recrutèrent un certain nombre de femmes. En avril 2013, l’une d’elle, née en 1994 et qui était encore lycéenne, déposa plainte auprès de la police, déclarant avoir fait l’objet de menaces et de violences psychologiques de la part des requérants. Ils lui avaient demandé non seulement de communiquer en ligne avec des clients, mais encore de se montrer nue, de faire du strip-tease, d’utiliser des jouets sexuels et de répondre à tous les souhaits de ses clients, ce qu’elle avait refusé.

Après une enquête qui avait révélé que les requérants employaient plusieurs autres femmes, souvent en situation de précarité, et dont certaines les accusèrent également de les avoir menacées, d’avoir hurlé à leur encontre et de les avoir humiliées en présence d’un enfant, le Tribunal régional condamna au mois de janvier 2017 les requérants notamment pour traite d’êtres humains. Ils furent acquittés en appel au mois de février 2018, étant estimé que le tribunal régional avait commis une erreur d’appréciation des faits. Le parquet et l’une des victimes portèrent l’affaire devant la Cour suprême, alléguant que la Cour d’appel n’avait pas correctement apprécié la situation de vulnérabilité, de dépendance des victimes, ni la fourberie des requérants. Par arrêt du 27 novembre 2018, la Cour suprême déclara les requérants coupables de traite d’êtres humains et les condamna à cinq ans d’emprisonnement.

Devant la CourEDH, les requérants soutenaient que la disposition du code pénal lituanien leur ayant été appliquée n’était pas suffisamment précise pour qu’ils aient pu prévoir que leurs agissements étaient condamnables. Se référant aux conventions internationales conclues dans ce domaine auxquelles la Lituanie avait adhéré, notamment le protocole de Palerme à la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants3>En vigueur pour la Suisse depuis le 26 novembre 2006, RS 0.311.542., ainsi que la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains4>En vigueur pour la Suisse depuis le 1er avril 2013, RS 0.311.543., la Cour considère que l’article de loi était parfaitement compréhensible et que la publication d’une annonce sur internet, combinée avec les agissements ultérieurs des requérants, constitue bien un acte de recrutement, visé par cette disposition pénale. En outre, les requérants ont pu tirer profit d’une position dominante vis-à-vis des femmes qu’ils avaient recrutées et de la situation de vulnérabilité dans laquelle elles se trouvaient, et qu’ils ont pu ainsi les exploiter pour fournir des services pornographiques, notamment en usant de tromperie. Parmi diverses méthodes de contrôle de leurs victimes, les requérants ont eu recours à la «servitude par la dette» ainsi qu’à d’autres formes de coercition. L’interprétation de la disposition pénale par la Cour suprême lituanienne n’était ainsi pas extensive, si bien qu’il n’y a pas eu violation du principe de la légalité des délits et des peines.

En Suisse également, la loi assimile désormais le recrutement à la traite d’êtres humains, conçu comme un processus global qui amène une victime à se soumettre à l’autorité ou à la volonté d’autrui, alors que le recruteur la destine dès le début de l’entreprise à l’exploitation, sexuelle notamment, ou encore, en d’autres termes, comme toute activité tendant à obliger ou engager une personne en vue de son exploitation5>Art. 182 du Code pénal, RS 311.0; arrêt du Tribunal fédéral du 29 avril 2002 ATF 127 IV 117, rés. SJ 2002 I 450..

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