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Le décès d’un manifestant doit faire l’objet d’une enquête sérieuse

Chronique des droits humains

Mardi 14 novembre, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité que l’Albanie avait violé l’article 2 de la Convention, qui garantit le droit à la vie de toute personne, en raison du décès d’un manifestant atteint par une balle dans la tête, lors d’une manifestation tenue devant le bureau du premier ministre en 2011 et des carences de l’enquête consécutive à ce décès 1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 14 novembre 2023 dans la cause Rajmonda, Amelia et Mentila Nika c. Albanie (3e section) .

La manifestation était organisée par le Parti socialiste albanais, à l’époque principal parti d’opposition, devant le bureau du premier ministre, Sali Berisha. Les autorités avaient été informées plusieurs jours à l’avance des lieux de rassemblement des manifestants et de leur itinéraire. La Garde nationale était en alerte et la police avait préparé un plan de maintien de l’ordre. Le jour de la manifestation, la situation dégénéra rapidement lorsque certains manifestants commencèrent à jeter des pierres sur le premier des deux cordons de policiers. Malgré les tirs de gaz lacrymogènes et de canons à eau de la police, un groupe de manifestants prit d’assaut un portail en fer et entrèrent dans une cour du bâtiment. Un groupe d’agents parvint toutefois à repousser les manifestants hors de la cour. Cependant, peu de temps après, plusieurs membres de la Garde nationale commencèrent à faire usage de leurs armes à feu, tirant à blanc et à balles réelles. Trois manifestants périrent sur le coup et M. Nika fut atteint d’une balle à la tête. Aucune des quatre victimes ne se trouvait dans la cour: elles se tenaient sur un trottoir voisin et n’étaient pas non plus mêlées aux violences.

Si, le même jour, le parquet ouvrit une enquête délivrant des mandats d’arrêt contre six suspects membres de la Garde nationale, l’enquête fut entachée de défaillances: de hauts responsables ont fait des déclarations hâtives juste après les faits, affirmant que les victimes avaient été abattues à bout portant à l’aide d’armes différentes de celles de la police; les mandats d’arrêts n’ont pas été exécutés mais les agents se sont eux-mêmes rendus dix-huit jours après les faits; les enregistrements vidéo de l’incident sauvegardés sur un serveur du siège du premier ministre ont été effacés; l’expertise du corps de la victime n’a pas été effectuée en temps utile…

La cour rappelle que pour que l’interdiction des homicides arbitraires s’adressant à des agents publics s’avère efficace en pratique, il faut qu’existe une procédure permettant de contrôler la légalité du recours à la force meurtrière par les autorités de l’Etat. Il faut que les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées, ce qui suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète. L’enquête doit ensuite être adéquate, ce qui signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et permettre de déterminer si le recours à la force était justifié dans ces circonstances ainsi que d’identifier et, le cas échéant, de sanctionner les responsables. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris les dépositions des témoins oculaires, des expertises et une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès.

En outre, l’enquête doit permettre de déterminer si le recours à la force était justifié dans les circonstances précises. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme2>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 30 mars 2016 dans la cause Armani Da Silva c. Grande-Bretagne §§ 230 ss (Grande Chambre); arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 24 mars 2011 dans la cause Giuliani et Gaggio c. Italie, §§ 300-301 (Grande Chambre).

Dans le cas présent, la Cour a constaté que non seulement l’enquête n’avait pas été effective, en raison des défaillances relevées ci-dessus, mais encore que le recours à la force était disproportionné: l’autorisation d’usage des armes à feu pour la simple protection de bâtiments était problématique; la planification et le contrôle de la manifestation étaient défaillantes, notamment sur le plan des instructions quant à l’usage des armes à feu et de la coordination entre la police et la Garde nationale.

Cet arrêt fait écho à l’histoire et à l’actualité genevoises: il rappelle les tragiques événements de novembre 1932 où 13 personnes furent tuées par l’armée suisse dans le contexte d’une manifestation contre un meeting d’un parti d’extrême droite. Il met en lumière aussi les difficultés juridiques posées par une initiative populaire cantonale actuellement en cours d’examen qui voudrait que toute procédure dirigée contre un membre de la police fasse préalablement l’objet d’une autorisation du Grand Conseil.

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Pierre-Yves Bosshard est avocat au Barreau de Genève, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

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