Chroniques

Une vision non critique des «prépa» françaises

Les écrans au prisme du genre

Le titre du film, La Voie royale1>La Voie royale, Frédéric Mermoud, avec Suzanne Jouannet, Maud Wyler, Marilyne Canto., renvoie à un système français des plus discutables, qui consiste à sélectionner les meilleur·es bachelier·ères et à les entraîner comme des chevaux de course pour qu’ils ou elles deviennent «l’élite» de la nation. On sait tout ce que ce système cache de cumul de privilèges et creusement des inégalités: les élèves des «classes prépa»2>Spécificité française, ces classes préparent, en deux ans après le baccalauréat, aux concours d’entrée des «grandes écoles», établissements très sélectifs de l’enseignement supérieur hors du système universitaire, ndlr. sont financé·es deux à trois fois plus que les étudiant·es à l’université, et sont maintenu·es hors des réalités sociales de leur génération en étant «parqué·es» dans des établissements spécialisés où beaucoup sont internes, comme c’est le cas pour l’héroïne du film, interne au fictif lycée public Descartes, à Lyon.

Fille d’un petit éleveur de porcs du Beaujolais qui tire le diable par la queue, Sophie (Susanne Jouannet, remarquable) est encouragée par son prof de maths à postuler en «classe prépa» à Lyon, alors qu’elle pensait faire l’«agro» [un bachelor professionnel en agronomie] à l’IUT3>Institut universitaire de technologie, équivalent français des HES. de Roanne, à une vingtaine de kilomètres de la ferme familiale. Acceptée en prépa scientifique, elle devient interne dans une très imposante institution où tout est fait pour convaincre les élu·es de leur excellence, au prix d’un travail acharné et d’une compétition impitoyable.

Il faut faire crédit au réalisateur et scénariste suisse Frédéric Mermoud de la façon dont il légitime la présence des filles et des femmes dans ces filières scientifiques où elles ont encore beaucoup de mal à s’imposer, tant la domination masculine y est naturalisée.

Si les différences de classes sociales y sont évidentes, le film ne fait pas des élèves une simple expression de ces disparités. La solidarité existe et Sophie est d’abord «coachée» par sa voisine de chambre, Diane, une surdouée à qui tout réussit, et avec qui s’amorce une amitié amoureuse jusqu’à ce que Diane abandonne la prépa pour aller faire du théâtre…

Sophie doit désormais travailler seule et refuse de «sortir» avec Hadrien, un fils de famille qui double sa seconde année pour intégrer la prestigieuse Ecole des Mines (le dîner chez ses parents est une caricature de condescendance bourgeoise): en prépa, on n’a pas le temps pour des relations amoureuses.

Le rappel de l’écart abyssal entre la prépa et le «monde réel», incarné par le frère de Sophie tabassé par des gendarmes lors d’une manifestation de Gilets jaunes, la fera craquer: elle abandonne et va se terrer dans la ferme de ses parents, où sa mère (Marilyne Canto) échoue à l’aider: le fossé est désormais trop grand entre elles. Sophie décide finalement de préparer les concours aux grandes écoles à l’université, tout en se faisant «coacher» par son ex-amoureux, le gentil Hadrien.

Elle réussira l’entrée à l’X (l’Ecole polytechnique), non pas pour l’argent ou le pouvoir, comme ses illustres prédécesseurs, mais, comme elle le déclare à l’examinateur, pour changer «de l’intérieur» le monde dans lequel elle vit, et dont elle a pu voir, à travers les difficultés de ses parents éleveurs, la logique destructrice.

Il manque à cette histoire une dimension critique qui aurait donné au film une portée politique. Tout d’abord, la logique compétitive des classes préparatoires n’est jamais remise en cause: la professeure (Maud Wyler) qui humilie Sophie devant ses camarades se révèle finalement la meilleure alliée de ses élèves; le travail abrutissant qu’on demande à ces cobayes n’est jamais non plus interrogé; quant à la domination masculine telle qu’elle s’exerce dans ce milieu de «scientifiques» durs et purs, elle est systématiquement euphémisée: le bizutage devient un gentil jeu d’intégration à coup de farine et de slogans repris en chœur, et les agressions sexuelles se réduisent à des défis langagiers où les filles se révèlent plus audacieuses que les garçons. Idem pour la domination sociale, puisque le «gentil» du film est justement un fils de famille qui se met au service de la fille d’agriculteurs!

Nous faire croire que l’héroïne, parce qu’elle est douée en maths, parviendra à intégrer la plus sélective des grandes écoles en suivant une préparation à l’université est une supercherie: c’est ce type d’exception qui justifie le système. Et le final sur l’espoir de l’héroïne de changer le monde «de l’intérieur» témoigne davantage de sa naïveté que d’une quelconque réalité…

Que cette fable gentillette soit inventée par un Suisse témoigne malheureusement du prestige que ce «modèle» de l’entre-soi continue à avoir hors de France, alors que ses effets pervers ne sont plus à démontrer, que ce soit du point de vue de classe ou de genre, sans parler évidemment du fait que cet univers est intégralement «blanc».

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Geneviève Sellier est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

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mercredi 27 novembre 2019

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